Cannabis : les conséquences d’une légalisation
Tous deux sont pharmacologues de formation, et leurs positions sur la légalisation du « cannabis récréatif » sont diamétralement opposées. A travers leurs divisions, Arnaud Robinet, maire de Reims, et Jean Costentin, président du Centre national de prévention, d’études et de recherches en toxicomanies, incarnent les deux tendances d’un débat de société au long cours.
Sur le plan sanitaire, quels seraient, selon vous, les avantages et les inconvénients d’une légalisation du cannabis récréatif ?
Arnaud Robinet – Une évolution de la législation permettrait d’être plus efficace pour protéger les plus jeunes et les plus vulnérables. Aujourd’hui, les produits qui circulent sont des produits trafiqués, c’est-à-dire coupés avec à peu près tout et n’importe quoi. Autrement dit, des produits potentiellement très dangereux pour la santé des consommateurs.
Les trafics actuels nourrissent une économie souterraine qui n’a pour objectif que de vendre. Peu importe l’âge des consommateurs, la qualité des produits ou leur provenance. C’est une bombe à retardement pour les jeunes ! La véritable question, à savoir celle de l’addiction, n’est pas traitée de manière satisfaisante.
Jean Costentin – C’est le médecin et le neurobiologiste qui vous répond. En comparaison avec la combustion du tabac, le cannabis fumé génère sept fois plus de goudrons cancérigènes et sept fois plus d’oxyde de carbone. Il induit des troubles psychiques et psychiatriques aux graves conséquences sanitaires et sociales. Et sa nocivité affecte l’appareil respiratoire et cardio-vasculaire.
La toxicité cérébrale du THC, soit le principe psychotrope majeur du cannabis, est considérable, particulièrement entre 12 et 24 ans, période de maturation cérébrale qu’il perturbe énormément. Le cannabis diminue aussi l’éveil et l’attention, et perturbe la formation de la mémoire. C’est la drogue de la crétinisation !
En outre, trois femmes sur quatre fumant tabac et cannabis sont incapables d’arrêter leur consommation durant leur grossesse, qui s’en trouve abrégée, parfois avec des conséquences pour l’enfant : effets tératogènes plus fréquents, risques accrus de mort subite, ralentissement du développement psychomoteur… On sait désormais que les individus en âge de procréer et fumant du cannabis transfèrent à leur progéniture une vulnérabilité aux toxicomanies, laquelle s’exprimera à leur adolescence par une prédisposition à l’émergence de troubles liés à l’autisme, à la schizophrénie, à des déficits cognitifs et à des anomalies de l’immunité.
S’ajoute à cela le fait que l’ébriété cannabique est la cause de 300 décès sur les routes par an, et qu’elle multiplie par quatorze, en association avec l’alcool, les accidents professionnels. Si le cannabis passe pour être un anxiolytique, sa consommation au long cours réduit cet effet, et induit une anxiété qui peut conduire à des dépressions avec risques suicidaires. L’atténuation de ses effets incite au recours à des drogues plus puissantes. Légaliser le cannabis, responsable de ces maux nombreux, graves, désormais bien connus, serait donc criminel !
La France est le premier pays européen en matière de consommation de cannabis, alors même que sa législation est la plus contraignante. Serait-ce là un constat d’échec du dispositif répressif ?
A. R. – C’est évidemment la preuve que la gestion de cette question n’est pas efficace. Ma volonté de débattre sur ce sujet vient de ce constat. Alors que la politique française en la matière n’est visiblement pas pertinente, on continue dans la voie de la répression. Et si l’on essayait autre chose ? Le débat mérite d’être ouvert.
J. C. – Pour qu’il y ait échec, il faut qu’il y ait eu combat ! Or, depuis la loi de 1970 qui prohibe le cannabis, on est dans la reddition. La France s’est vu blâmer par l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies pour ses carences en matière de prévention. L’Education nationale ne s’investit pas dans la prévention, pas plus que les médias, qui ne donnent la parole qu’aux tenants de la légalisation.
Le cannabidiol (CBD), dont les points de vente se multiplient actuellement, constitue-t-il à vos yeux une alternative inoffensive à cette consommation persistante ?
J. C. – Je vais répondre en tant que pharmacologue. Des groupes capitalistes ayant énormément investi dans des serres pour cultiver le cannabis ont mesuré ce qui plombe le THC. Ils ont eu alors l’idée, économiquement géniale, de mettre en exergue un autre constituant du cannabis, le CBD. Ils l’ont présenté comme étant débarrassé des méfaits du THC et l’ont paré de multiples vertus. Cependant, par voie orale, ce CBD, au contact de l’acidité gastrique, se transforme pour partie en THC… On ne sait pas comment agit ce CBD. Les connaissances actuelles limitées ne justifient pas l’enthousiasme communicatif de la publicité à cet égard.
A. R. – On parle de deux choses différentes. Je ne suis pas sûr que la consommation de l’un ou l’autre des produits réponde à la même logique. Cependant, on assiste aujourd’hui à un grave détournement des produits CBD surdosés, en jouant, en particulier chez les plus jeunes et donc les plus vulnérables, sur la proximité avec le cannabis. Avec entre autres l’Education nationale, j’ai d’ailleurs souhaité monter un groupe de travail sur ce sujet à Reims, et j’ai également saisi le ministre de la Santé.
Légaliser le cannabis est une demande de plusieurs élus nationaux et locaux. Quel impact cela aurait-il du point de vue de la sécurité, de l’économie et du social ?
A. R. – J’ai beaucoup évolué sur la question, et le début de ma réflexion vient d’un fait : les trois quarts des violences urbaines graves sont liées de près ou de loin au trafic de drogue, et particulièrement au trafic de cannabis, le plus répandu. Naturellement, mon raisonnement n’est pas « Légalisons le cannabis, et l’on supprimera la violence », mais c’est l’un des aspects qui m’ont poussé à m’interroger.
En matière de sécurité, on pourrait intensifier très clairement la lutte contre les drogues dites dures, lesquelles prospèrent aujourd’hui, car les moyens de répression sont majoritairement orientés vers le cannabis.
Concernant l’économie, un pan complet des revenus de la drogue vient gangréner les quartiers. La politique actuelle contribue donc à entretenir la manne colossale de ces quartiers qui sont sous la coupe des trafiquants. Une production et une vente du cannabis encadrées permettraient une culture locale, contrôlée de bout en bout par l’Etat. Elles génèreraient des revenus, et par conséquent des rentrées pour l’Etat.
Enfin, du point de vue social, nous pourrions imaginer un vrai plan de prévention des addictions grâce aux rentrées fiscales tirées de cette autre politique de santé. Le budget actuellement déployé pour la prévention des addictions n’est pas sérieux au regard des enjeux. Aujourd’hui, la personne qui fume un joint de temps en temps et celle qui fume de manière continue sont toutes les deux considérées par la loi comme délinquantes. Je crois que l’enjeu est d’aider réellement celle qui est malade, sans criminaliser l’autre.
J. C. – C’est le citoyen s’intéressant aux expériences étrangères qui vous répond maintenant. Les mafias qui font commerce du cannabis ne disparaîtront pas, vendant moins cher un cannabis plus fortement dosé en THC que le cannabis d’Etat. Si leurs ventes venaient à décliner, elles compenseraient par la cocaïne, l’ecstasy, la cathinone, l’héroïne et le fentanyl. Leur combat pour leur territoire continuera.
Pour l’économie, oubliez les gains fallacieux promis par les taxes ! Elles ne couvriraient pas la moitié des dépenses qui résultent des méfaits de la consommation de cannabis. Au Colorado, un calcul montre que pour 1 dollar de taxes encaissées sur le cannabis, l’Etat débourse 4,5 dollars pour les dépenses induites par les accidents, les maladies…
Au plan social, que verrait-on ? Des parents indifférents à leurs enfants, des professionnels perturbés dans leurs activités, des élèves crétinisés, un recrutement accru de malades psychiatriques… Alors, messieurs les élus, stop !
Si le cannabis était légalisé, comment faudrait-il encadrer sa consommation ?
J. C. – Vous l’avez compris, je suis totalement opposé à cette légalisation. Donc ne m’infligez pas, s’il vous plaît, le supplice de l’organiser !
A. R. – C’est tout l’objet du débat que je souhaite lancer sur cette question. Evidemment, la consommation doit être strictement encadrée. Elle doit, par exemple, exclure les mineurs. Elle nécessite que le produit soit sécurisé, c’est-à-dire qu’il fasse l’objet d’un suivi sanitaire précis. Il faut également encadrer la vente. Je prêche pour un modèle de vente à l’instar des pays comme la Suède pour la vente d’alcool. Bien sûr, la consommation de cannabis légalisée n’ouvrirait pas droit à conduire sous l’emprise d’un produit stupéfiant. La légalisation signifie d’abord le contrôle, qui est aujourd’hui inexistant.
Dans un autre registre, le cannabis thérapeutique est en passe d’être prescrit aux patients atteints de certaines pathologies. Que pensez-vous de ce type de traitement ?
J. C. – Nous pourrions en parler longuement. Les Académies nationales de pharmacie et de médecine ont exprimé de grandes réserves à ce sujet. Pour être bref, je citerai le titre d’un communiqué de l’Académie de médecine d’il y a quelques années : « Le cannabis : un faux médicament, une vraie drogue. »
A. R. – L’usage du cannabis thérapeutique semble porter ses fruits dans de nombreux pays, en particulier pour soulager la douleur. Si c’est un moyen efficace, alors pourquoi pas ? En revanche, je pense que si nous avons un débat sur le cannabis thérapeutique sans avoir celui sur le cannabis récréatif, nous assisterons à de nombreux détournements de la législation. Et nous irons encore un peu plus loin dans l’hypocrisie française à ce sujet.