Comment avez-vous créé l’association Les DesCodeuses, qui forme les femmes aux métiers de la programmation ?

Souad Boutegrabet – L’association est née de mon propre parcours de reconversion professionnelle. En 2014, j’ai quitté le secteur bancaire pour me former à la programmation, qui me semblait un univers sans aucune limite, tant sur le plan des projets, que de la rémunération et des possibilités d’évolution. J’ai travaillé pour différents groupes, dans lesquels je me suis sentie très seule, pas seulement parce qu’il n’y avait pas suffisamment de femmes, mais surtout parce qu’au milieu des recrues des grandes écoles d’ingénieurs, il y avait peu de profils comme le mien. Je me suis sentie infériorisée, alors que, dans les équipes, nous fournissions tous un travail comparable. Malgré dix ans d’expérience professionnelle, je gagnais moins que les autres.

Durant cette période, j’ai eu l’occasion de mentorer une femme, et me suis aperçue que ses difficultés ressemblaient aux miennes, que je pouvais lui apporter des solutions que j’avais moi-même imaginées, et que dès lors, je pouvais aider plus de femmes. Les Les DesCodeuses sont nées ainsi, en 2017, sous la forme d’une communauté d’apprentissage destinée aux femmes en reconversion professionnelle, qui veulent se tourner vers les métiers du numérique.

Quelle est la proportion de femmes dans ces métiers ?

S. B. – On ne compte que 14% de femmes dans la programmation, 10% dans la cybersécurité, un domaine quasi-réservé aux hommes, et encore moins dans l’intelligence artificielle, l’IA. C’est très peu, alors qu’historiquement, elles étaient prépondérantes dans ces activités, notamment parce que ces dernières s’appuient sur des tâches répétitives. C’est ce que montre la sociologue Isabelle Collet dans « Les oubliées du numérique» : dans les années 70-80, le codage a pris de l’ampleur, s’est accompagnée de diplômes et de la fabrication d’un stéréotype signant l’exclusion des femmes de ce secteur.

Par la suite, l’Éducation nationale a participé à genrer ces formations, à véhiculer l’idée que le geek est un garçon que l’informatique ce n’est pas pour les filles. Le monde numérique est fait par et pour les hommes, il n’y a qu’à regarder qui est à la tête de toutes les grandes start-ups !

Aujourd’hui, les entreprises se tournent vers les femmes pour de mauvaises raisons : d’abord, parce qu’il y a une pénurie de compétences. Ensuite, parce que les statistiques montrent que la performance économique est supérieure dans les groupes mixtes.  Être un argument économique ou combler un déficit de main d’œuvre, ce n’est pas valorisant ! Nous voulons créer un monde numérique pour et par les femmes, et participer au progrès technologique, social et économique.

Quelle est la spécificité de la formation des DesCodeuses ?

S. B. – Nous avons créé un parcours qui ne se limite pas à la formation. Nous nous employons aussi à lever les freins périphériques à l’accès à la formation et à l’emploi. Nous proposons par exemple des dispositifs de garde d’enfants, pour alléger la charge familiale des femmes, via des partenariats et des espaces dédiés dans nos locaux.

Nous construisons une proximité entre les entreprises et les apprenantes, deux mondes qui ne se connaissent pas. Nos élèves viennent de tous les horizons : elles étaient téléconseillères, femmes au foyer, hôtesses de l’air, employées du tourisme, ou de la restauration.

Des entreprises comme BNP Paribas, Axa, SAP, Se Loger se sont engagées à nos côtés : alors qu’elles avaient l’habitude de sourcer leurs profils dans les écoles d’ingénieurs, elle se mettent à embaucher des DesCodeuses, car elles s’aperçoivent qu’il y a, d’une part, des compétences, mais aussi une très grande motivation de la part de femmes qui sont reparties à zéro.

Notre accompagnement, c’est aussi une sensibilisation à la culture numérique, du mentorat, des ressources techniques, des rencontres avec les alumni… un nouvel univers de coopération.

 

Quelle est la démarche derrière ce nouvel univers ?

S. B. – Nous sommes implantées en région parisienne, dans les quartiers sud de Lille et les quartiers Nord de Marseille, qui sont des QPV, des quartiers prioritaires de la politique de la ville. Nos locaux disposent de grandes baies vitrées, pour que tout le monde voit, dans ces lieux d’apprentissage, des femmes derrière des ordinateurs. Nous voulons que les hommes voient ce qu’ils n’ont pas vu depuis longtemps, nous voulons que les passantes voient d’autres femmes derrière un écran et puissent s’imaginer à leur place. C’est aussi un moyen de valoriser les QPV : en augmentant le revenu des femmes, nous participons à leur émancipation économique.

Leur proposer de s’orienter vers ces métiers provoque un changement systémique. Leur permettre d’accéder à un meilleur logement, une meilleure mutuelle, d’offrir à leurs enfants un espace plus grand, un environnement plus vert, de meilleurs loisirs, une meilleure éducation, c’est un sacré bond ! Ça change les mentalités !

 

Concrètement, quels résultats avez-vous pu observer ?

S. B. – Depuis 2017, nous avons formé 120 femmes, dont 90% sont en emploi, les autres ayant poursuivi leurs études. Dans la tech, les DesCodeuses sont recrutées en CDI, avec des progressions de salaire d’au moins 40%. Elles qui venaient de secteurs qui les rémunéraient mal démarrent à plus de 2200 euros nets par mois.

Sandy, qui vit seule avec sa fille, vient de signer un CDI à 40 000 euros par an, contre 26 000 dans son ancien job de vendeuse. Pour celles qui passent de vendeuse ou auxiliaire de soins à programmeuse, ce sont autant de trajectoires sociales bouleversées.

A plus long terme, amener les femmes vers les emplois du numérique est un impératif. Dans quelques années, et alors que l’IA propose déjà de remplacer certains métiers, nous serons dans une ère ultra-automatisée. Partout dans le monde, le travail des femmes est questionné. Dans son rapport The future of work, l’OCDE projette la disparition de professions occupés par les femmes. C’est pourquoi il est primordial pour nous, et nécessaire pour la société, de rétablir l’équilibre.