La société devient-elle plus addictogène ?
Face aux évolutions sociétales, des discours anxiogènes font craindre que nos modes de vie actuels soient de plus en plus propices aux addictions. Devons-nous redouter l’hyperconnexion numérique ? Analyse de la situation des dépendances en France et des priorités en matière de santé publique.
Mondialisation, recherche incessante de la performance, difficultés économiques, perte du lien social… L’évolution de la société accentue-t-elle les vulnérabilités des concitoyens au point de favoriser les addictions, voire le développement de dépendances contemporaines telles que l’hyperconnexion numérique ?
« La réponse est non ! », lance d’emblée Bernard Basset, président de l’association Addictions France. « Même si une crise économique ou une pandémie, comme la Covid-19, peut augmenter le risque d’addiction chez certaines personnes, il faut savoir qu’au milieu du XXe siècle le volume de personnes dépendantes à des produits psychoactifs était beaucoup plus élevé qu’aujourd’hui. Une très forte proportion de la population fumait et buvait de l’alcool de façon problématique », rappelle ce médecin de santé publique.
Bruno Falissard, pédopsychiatre et président du collège scientifique de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), partage cet avis : « La consommation d’alcool a considérablement diminué depuis la Seconde Guerre mondiale, de même que celle du tabac. » Dès les années 1960, la prise de boissons alcoolisées a été « réduite de plus de moitié en France, cette diminution étant essentiellement imputable à la baisse de la consommation de vin », indique l’OFDT.
Cet organisme précise que les ventes de tabac ont largement décliné au cours des dernières années : 46 962 tonnes vendues en 2019, contre 64 771 tonnes en 2005. Cette tendance résulte des campagnes d’information, des avertissements sanitaires sur les paquets de cigarettes, et surtout des hausses de prix.
Nouvelles habitudes sociales
Les habitudes sociales ont aussi radicalement changé au sein de la société française. «Au début du XXe siècle, le contrat de travail des bûcherons comprenait plusieurs litres de vin par jour. Et jusque dans les années 1970, au service militaire, il y avait un paquet de cigarettes dans la ration du soldat », souligne Bruno Falissard.
« Au Royaume-Uni, où le mode de vie est proche du nôtre, des statistiques montrent que le taux de prévalence du tabagisme est passé de 65 % chez les hommes et de 40 % chez les femmes en 1948 à respectivement 17 % et 14,5 % en 2016. Rien ne prouve que de nouvelles addictions liées aux transformations sociétales aient compensé ce recul », renchérit Bernard Basset.
« Dans notre pays, c’est pareil. Nous avons assisté à la baisse des grands déterminants de santé et à une diversification de la consommation de produits psychoactifs, à partir des années 1960-1970, avec l’arrivée de différentes drogues : cannabis, héroïne, LSD, etc », fait-il valoir.
« Cependant, il n’est pas démontré que les dépendances à des produits récents, ou bien à Internet et aux jeux vidéo, prennent le dessus. Le tabac et l’alcool occupent toujours les première et deuxième places des addictions les plus répandues en France, suivis du cannabis. »
Repli des usages chez les ados
Selon la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), la France compte en effet 14 millions de fumeurs quotidiens dans la tranche d’âge des 11 à 75 ans. Chaque année, 75 000 décès sont attribuables au tabac. S’agissant de l’alcool, 3,4 millions de personnes ont une consommation à risque, et 41 000 décès annuels sont à déplorer. Le cannabis est la substance illicite la plus consommée : 18 millions d’expérimentateurs, 1,5 million de consommateurs réguliers, dont 900 000 usagers quotidiens. En comparaison, la consommation problématique des autres drogues touche 350 000 personnes.
Malgré tout, l’usage du cannabis « demeure stable, et concerne 11 % des 18-64 ans », note l’OFDT. Les jeunes l’expérimentent généralement en classes de quatrième et de troisième, avec respectivement 7,7 % et 16,1 % de collégiens impliqués, détaille une enquête ciblant les adolescents, diffusée en juin 2019 par l’OFDT. Au collège, on constate « un repli global des usages » de cannabis, d’alcool et de tabac. C’est une bonne nouvelle pour les générations futures, puisque les experts s’accordent à dire que la précocité accentue la probabilité de devenir addict.
Au lycée, l’expérimentation du cannabis a régressé entre 2015 et 2018, passant ainsi de 44 % à 33,1 %. En terminale, 42,4 % des élèves en ont consommé, mais seulement 7,8 % de façon régulière. La proportion de lycéens ayant testé la cigarette a décru de 60,9 % à 53 %, et celle de ceux qui fument tous les jours de 23,2 % à 17,5 %. En revanche, leurs niveaux de consommation d’alcool stagnent : 16,7 % en ont bu au moins dix fois dans le mois, et 49,5 % des lycéens ont déjà été ivres. Près de neuf élèves de terminale sur dix ont goûté à l’alcool.
Une liberté perdue
L ’entourage d’un adulte ou les parents d’un adolescent ont parfois du mal à distinguer un usage excessif d’une dépendance. « On parle d’addiction quand une substance ou une conduite envahit votre vie, qu’il n’y a plus d’espace de liberté. La vie se rétrécit autour de la dépendance, ce qui entraîne une désocialisation. Le processus est identique pour les addictions comportementales, à l’instar d’une personne addicte aux jeux de casino », explique Bruno Falissard.
De nos jours, l’opinion publique redoute tout particulièrement les dangers de l’hyperconnexion numérique. Quasiment tous les jeunes ont un portable et vivent dans un foyer ultra-équipé. Pour certains, le temps consacré aux écrans est synonyme de jeux vidéo, souvent en ligne avec leurs homologues.
Peu de données existent afin d’évaluer le nombre de joueurs touchés par un trouble du jeu vidéo. « A ce jour, sur 27 études réalisées entre 1998 et 2016 dans 14 pays d’Europe, 8 pays d’Asie du Sud-Est, les Etats-Unis et l’Australie, le pourcentage moyen de prévalence est de 4,7 % », rapporte la Mildeca.
Le trouble du jeu vidéo est une maladie
Une nouvelle classification internationale des maladies (CIM-11) devrait entrer en vigueur le 1er janvier 2022. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a adopté en mai 2019 la onzième révision de cette liste, qui inclut désormais le trouble du jeu vidéo. Celui-ci se définit comme « un comportement lié à la pratique des jeux vidéo ou des jeux numériques, qui se caractérise par une perte de contrôle sur le jeu, une priorité accrue accordée au jeu, au point que celui-ci prenne le pas sur d’autres centres d’intérêt et activités quotidiennes, et par la poursuite ou la pratique croissante du jeu en dépit de répercussions dommageables ».
Ce problème ne touche qu’une infime partie des utilisateurs. Néanmoins, l’OMS invite chaque joueur à « être attentif au temps passé sur les jeux, en particulier si ses activités quotidiennes en pâtissent, ainsi qu’à tout changement physique ou psychologique, sur le plan social et celui de sa santé, qui pourrait être attribué à un comportement de jeu ».
Lors de la publication des résultats du Programme d’étude sur les liens et l’impact des écrans sur l’adolescent scolarisé (Pelleas), en décembre 2014, l’OFDT avait indiqué que les mesures les plus précises chiffraient à « 3 % la proportion d’usagers pathologiques de jeux vidéo » et, d’après une étude européenne, à « 1,6 % [celle] des adolescents âgés de 14 à 17 ans ».
En France, « un élève sur huit aurait un usage problématique des jeux vidéo, soit trois élèves par classe en moyenne ». Pour autant, l’OFDT appelait à « ne pas diaboliser le jeu vidéo » et à « éviter de pathologiser la pratique », qui ne constitue pas, en soi, un comportement alarmant à l’adolescence.
L’écran ne fait pas l’addiction
« Le fait que les écrans soient omniprésents ne suffit pas à définir l’addiction. La plupart d’entre nous s’en servent énormément, de manière utilitaire et non pas addictive. Ce n’est pas la fréquence d’utilisation qui compte, mais la capacité à maîtriser cette conduite sans perdre le contrôle, prévient Bernard Basset. Il faut différencier la période de l’adolescence, marquée par des passions passagères pour lesquelles un jeune s’enflamme durant un temps avant d’autoréguler son comportement, d’une habitude qui mange la vie : par exemple, passer des journées et des nuits entières enfermé, seul dans sa chambre, devant l’écran et les jeux en ligne. »
« Nous voyons de jeunes patients qui ont une addiction aux jeux vidéo. Ils s’isolent, échappent complètement à la scolarité, deviennent irritables quand ils ne peuvent plus jouer, et sont malheureux dans leur vie. C’est une réalité qui, pour l’instant, ne concerne qu’une toute petite partie des patients », ajoute Bruno Falissard. « C’est très différent du mésusage du jeu vidéo, plus commun, qui relève d’un problème éducatif plutôt que de la psychiatrie », insiste ce pédopsychiatre.
Tabac : « tueur en série historique »
« Lorsque les enfants passent trop de temps devant les écrans, ils s’exposent à une perte de chance sur le plan éducatif et sur celui des relations sociales. C’est cela qui m’inquiète, car, jusqu’à présent, aucune étude n’a démontré que les écrans comportent un fort risque addictogène, comme peut l’avoir le tabac. Une personne qui commence à fumer va assez vite se retrouver dans une situation qu’elle ne maîtrise plus », regrette Nicolas Prisse, président de la Mildeca, qui invite toutefois les parents à suivre les recommandations sur le bon usage des écrans.
Bien que ces pratiques modernes soient suivies de près, les addictions les plus mortifères subsistent naturellement en tête des priorités. Le tabac étant « le tueur en série historique, la première cause de cancers et de mortalité évitables en France, nous devons rester extrêmement vigilant sur ce sujet de santé publique », anticipe-t-il. Le président de la République, Emmanuel Macron, a dévoilé le 4 février la stratégie décennale de lutte contre les cancers 2021-2030, et déclaré vouloir « une génération sans tabac » pour ceux qui auront 20 ans en 2030.
L’action des pouvoirs publics est plus décriée en matière d’alcool, deuxième facteur de risque de cancers et de mortalité prématurée, notamment en raison d’une largesse accordée à la publicité.
« Nous rencontrons des difficultés pour faire prendre conscience à la population d’un certain nombre de comportements relativement simples qui permettent de retarder la consommation des plus jeunes et de limiter celle des adultes aux repères à moindre risque : pas plus de deux verres par jour, et pas tous les jours. Nous devons continuer à porter ce message et contrer les stratégies marketing qui poussent à la consommation », admet Nicolas Prisse.
Accompagnement et prévention
Quand l’addiction est avérée, la politique de réduction des risques et des dommages est cruciale. Elle a fait ses preuves depuis longtemps, via les substituts à l’héroïne ou les programmes d’échanges de seringues. Elle est également indiquée pour les produits licites, par exemple en cas de sevrage tabagique.
« Chacun peut arrêter de fumer à son rythme et sans souffrance, grâce aux traitements, remboursés par la Sécurité sociale, qui compensent le manque de nicotine. Les patchs à libération prolongée peuvent être associés à d’autres formes orales de substituts nicotiniques, comme les gommes à mâcher, les pastilles, l’inhaleur ou le spray buccal, ainsi que la varénicline », assure Marion Adler, médecin tabacologue à l’hôpital Antoine-Béclère (AP-HP), à Clamart.
Pour elle, « la cigarette électronique est un bon outil d’aide au sevrage en vue de réduire les dommages, car elle est 95 % moins toxique que le tabac. Toutes les études montrent une récupération respiratoire et cardiovasculaire immédiate, dans la mesure où le monoxyde de carbone contenu dans la cigarette classique s’élimine du corps en 24-48 heures, et que la cigarette électronique ne contient que de la vaporisation de nicotine. »
Cette praticienne juge l’aide d’un professionnel de santé utile pour adapter le traitement et contrer les idées reçues. « De nombreuses personnes ne savent pas qu’il est permis d’appliquer plusieurs patchs nicotiniques. Elles pensent que fumer en portant un patch peut être dangereux ou qu’une femme enceinte ne peut pas en utiliser, ce qui est faux. La nicotine crée la dépendance, mais elle n’est ni cancérigène ni mauvaise pour le cœur ou les poumons. C’est la fumée de cigarette qui est nocive, car elle véhicule le goudron, le monoxyde de carbone et d’autres substances cancérigènes », avertit Marion Adler.
« Pas de société sans drogues »
Reprenant une citation de Nicole Maestracci, qui a été présidente de la Mildt (ex-Mildeca), Bernard Basset soutient qu’« il n’y a pas de société sans drogues ». « C’est un constat depuis toujours. Au lieu de nous focaliser sur des discours anxiogènes annonçant une société soi-disant plus addictogène qu’auparavant, nous devons poursuivre nos efforts pour limiter les risques des diverses addictions, afin que les consommations les plus dangereuses se produisent le plus rarement possible », clame-t-il.
En amont, la prévention est essentielle. « Des programmes de renforcement des compétences psychosociales sont en cours de déploiement au niveau régional, dans les écoles maternelles, primaires et les collèges. Ils visent à travailler sur des ressorts assez intimes : estime de soi, confiance en soi et en l’adulte, esprit critique facilitant la capacité de dire non pour se mettre à distance de comportements à risque, annonce Nicolas Prisse. C’est sans doute la stratégie de prévention la plus efficace pour prévenir les conduites addictives de demain. »
Des jeunes entourés d’écrans
« La quasi-totalité des jeunes de 17 ans possède un téléphone portable », soit 99,4 %, indique une analyse des niveaux d’usages des écrans à la fin de l’adolescence, publiée en octobre 2019 par l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). Dans 97,8 % des cas, il s’agit d’un smartphone qui vient s’ajouter aux écrans disponibles au sein de leur domicile.
Le logement principal est équipé en très grande majorité d’un ordinateur (97,6 %), d’une télévision (97,4 %), d’une console de jeux (85,1%) et d’une tablette (76,6 %). A noter que sept adolescents sur dix disposent d’un ordinateur dans leur chambre, et d’une télévision pour près de la moitié d’entre eux. Le fait d’avoir une console dans la chambre concerne davantage les garçons (57 %) que les filles (24,9 %), un résultat cohérent avec leur usage prépondérant des jeux vidéo.
Cette étude s’est penchée sur le temps consacré quotidiennement à ces appareils, malgré la difficulté de le chiffrer sur une base déclarative. Il en ressort que 57 % des jeunes affirment passer « au moins quatre heures par jour » devant ces multiples écrans, et 39 % « au moins six heures », sans compter le temps passé devant leur téléphone portable. Seuls 3 % disent n’accorder aucun temps à ces écrans.
Par ailleurs, 48,6 % d’entre eux considèrent passer « trop de temps connectés sur les réseaux sociaux ». Un jeune sur dix (12,9 %) reconnaît être « de mauvaise humeur » s’il ne peut pas consulter les réseaux sociaux. Le rôle des parents apparaît primordial pour prévenir une exagération : « Les adolescents qui déclarent disposer d’un équipement dans leur chambre en ont un usage bien plus fréquent que les autres jeunes n’en disposant pas. Il est probable, au même titre que le téléphone portable, que cette individualisation de l’équipement favorise une utilisation qui échappe au contrôle des parents, tant en termes de durée que de la nature des activités pratiquées. »