« Nous ne sommes pas des humains triomphants toute notre vie : il y a plein de moments où nous sommes petits, vieux ou malades !  » Cette réalité, qui a pu

Portrait Pascale Molinier, professeure de psychologie sociale à l’université Paris 13.
Pascale Molinier, professeure de psychologie sociale à l’université Paris 13.

frapper chacun de manière très vive lors de la crise du coronavirus, justifie selon Pascale Molinier, professeure de psychologie sociale à l’université Paris 13, la nécessité d’adopter « une perspective du care, une façon de percevoir les besoins dans une société, et donc d’alimenter les politiques publiques et les organisations du travail avec une préoccupation liée à la vulnérabilité des humains ».

Car, pour cultiver l’illusion que nous sommes des sujets autonomes et rationnels, nous nous appuyons en réalité sur d’autres individus : notre famille en premier lieu, mais aussi tout un réseau que nous avons constitué, au sein duquel des personnes vont nous permettre de dégager du temps et d’alléger notre charge mentale pour vivre bien au quotidien.

En replaçant les humains dans leur condition de sujets vulnérables et éminemment dépendants, la question du care interroge ce qui fait tenir une société : qui dépend de qui, et comment ? « En ce sens, estime l’historienne Clyde Plumauzille, chargée de recherche CNRS au Centre Roland-Mousnier, elle permet d’explorer certaines questions que l’histoire des femmes et du genre n’avait pas réussi à investiguer plus profondément. » Notamment celle des inégalités liées au genre, qui trouvent dans le care une résonance emblématique. « Si elle n’est pas totalement acquise, l’égalité femmes-hommes est un horizon qui fait l’objet d’un consensus, développe cette spécialiste. Pour autant, des inégalités s’enracinent. Dans le quotidien, les femmes sont toujours celles qui se retrouvent à assurer une charge domestique plus importante, mais aussi une charge mentale liée à ce travail plus considérable, fait de tout un ensemble d’activités invisibilisées et perçues comme le fruit de compétences propres à leur genre. »

 

Inégalités de genre

Ainsi, dans le temps long, subsiste une assignation sexuée des femmes au travail de care. Dans le cadre familial, communautaire ou institutionnel, elles sont les dépositaires du soin et de la prise en charge des individus, que l’on se réfère à la figure de la mère, qui élève ses enfants, prend soin de son conjoint et de ses vieux parents, ou aux guérisseuses de la Grèce antique, qui assurent des formes de soins plus professionnalisées pour la communauté, ou encore aux soignantes, qui, à partir du Moyen Age, lorsque s’organisent des formes de charité institutionnalisées au niveau des municipalités, s’occupent des malades, des enfants et des vieillards.

Finalement, résume l’économiste Rachel Silvera, spécialiste des questions d’égalité professionnelle, maîtresse de conférences à l’université Paris-Nanterre, « l’histoire de la production du social et du soin, c’est toute l’histoire de la dévalorisation systématique des professions à prédominance féminine, comme les soignantes, les caissières, les aides à domicile, les agentes d’entretien ou les enseignantes. Car celles-ci se sont développées avec l’idée qu’elles ne feraient pas appel à de vrais critères professionnels, à des diplômes reconnus, à une véritable technicité, à des responsabilités importantes, ou encore à une charge physique et nerveuse pourtant considérable dans la plupart de ces services. A contrario, si l’on observe la construction des métiers dans l’industrie, on trouve bien la référence à des classifications professionnelles, avec des conventions collectives et une hiérarchie des salaires. »

Conception du travail

Portrait de Clyde Plumauzille : les inégalités qui touchent les femmes sont liées à la façon dont s'est construit le travail
Clyde Plumauzille, historienne chargée de recherche CNRS au Centre Roland-Mousnier.

Cependant l’imaginaire collectif s’obstine à présupposer que les compétences mises en œuvre dans l’éducation, la santé, le soin et le lien aux autres, loin d’être des savoir-faire techniques et réfléchis, seraient le prolongement naturel de dispositions propres aux femmes : mères, elles savent soigner et éduquer ; nonnes, elles ont la vocation, sont dévouées et altruistes.

Ces inégalités sont très liées à notre façon de concevoir le travail, confirme Clyde Plumauzille : « Au fur et à mesure que celui-ci s’impose comme une valeur centrale dans l’organisation de nos sociétés, à partir de l’époque moderne, il est vu comme productif, marchand, technique et masculin. Cela permet de maintenir ce que font les femmes dans une forme d’invisibilisation et de sous-rémunération, puisque ces dernières n’ont jamais été perçues comme des travailleuses à part entière, mais comme des travailleuses d’appoint dans les foyers. Progressivement, toutes ces compétences de soin, qui étaient le produit d’apprentissages de mère en fille ou de femme à femme, ont été disqualifiées au profit de l’émergence de nouveaux métiers et par la façon dont les hommes ont défini le marché du travail : tourné vers l’extérieur et l’indépendance plutôt que vers l’entretien et le soin des autres. »

Dès lors, pourquoi paierait-on pour quelque chose que non seulement les femmes font naturellement, mais auquel, de surcroît, elles prendraient plaisir, interroge Pascale Molinier, soulignant la persistance de la dévalorisation des métiers dits de femmes.

 

Le cas des infirmières

Une disqualification telle qu’il a fallu attendre 2010 pour voir la fonction publique hospitalière reconnaître au niveau bac +3 (catégorie A) le diplôme d’infirmière !

Rachel Silvra a lancé une pétition pour la revalorisation des métiers du care, surtout exercés par les femmes
Rachel Silvera, économiste spécialiste des questions d’égalité professionnelle, maîtresse de conférences à l’université Paris-Nanterre.

« Auparavant, rappelle Rachel Silvera, les infirmières évoluaient en catégorie B, qui correspond au niveau bac. Mais cette revalorisation n’a pas été sans chantage, puisque celles qui ont opté pour la catégorie A ont dû renoncer en contrepartie au statut de “catégorie active”, qui autorisait un départ à la retraite à 57 ans du fait de la pénibilité de ces emplois. » C’est ce qui explique qu’un tiers des infirmières, ayant préféré conserver la possibilité d’un départ anticipé, exercent encore en catégorie B à l’hôpital.

Au-delà du salaire, la déqualification de la profession transparaît aussi à travers la délégation de tâches. « Avec ce dispositif, l’Etat établit, sans le reconnaître financièrement, le fait que les infirmières peuvent réaliser un certain nombre de missions qui incombent normalement aux médecins », dénonce l’économiste, qui a lancé une pétition pour la revalorisation des emplois à prédominance féminine.

Au final, malgré le rattrapage de salaire des infirmières avec leur accession à la catégorie A, un technicien hospitalier en catégorie B peut, via le jeu des primes, terminer sa carrière avec une rémunération plus élevée. Quant au salaire moyen de ces professionnelles de santé, il reste de 10 % inférieur au salaire moyen des travailleurs Français, alors qu’il est de 10 % supérieur en Allemagne et de 30 % en Espagne.

 

Inégalités sociales

A ces inégalités de genre se superposent, en outre, des inégalités sociales. Si, progressivement, des femmes ont pu s’affranchir de la prise en charge d’autrui, c’est souvent au détriment d’autres femmes, plus pauvres, issues de l’immigration, parfois sans papiers, donc de personnes fragiles, qui n’ont pas d’autre choix pour subvenir à leurs besoins.

C’est ce qu’a pu constater Nina Sahraoui, post-doctorante au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris, au cours d’une étude comparative sur les expériences quotidiennes de travail de soignantes racialisées, employées dans le secteur privé des soins aux personnes âgées à Paris, à Madrid et à Londres. Les personnes qui travaillent dans ce domaine ont un statut d’étudiant, de demandeur d’asile, ou justifient d’un rapprochement familial, et sont « généralement surdiplômées, titulaires par exemple d’une licence en droit ou d’un master en management », observe-t-elle. A Paris, c’était le cas de la moitié des travailleuses migrantes rencontrées par la chercheuse. Toutes, a priori, se destinaient à d’autres activités professionnelles dans leur pays d’origine, et se retrouvent cantonnées aux métiers du care du fait d’un cumul d’inégalités. Leur rémunération ne dépasse pas 64 % du salaire moyen des Français, 58 % du salaire moyen à Madrid et 47 % à Londres.

 

Effacer l’effort

Une injustice d’autant plus choquante que « la dimension affective, très présente dans ces secteurs d’activité, ne doit pas nous faire oublier la charge mentale incroyable liée à ces métiers, qui sont des métiers de l’ajustement », insiste Pascale Molinier. Et de préciser ce que recouvre la notion de « savoir-faire discrets » : « Les gens pensent que ce sont des gestes simples, que ce n’est pas technique, mais, en réalité, s’ajuster aux besoins des autres, ne pas balayer dans les jambes d’une personne âgée, ne pas faire de bruit quand elle se repose, c’est extrêmement compliqué. C’est de la dentelle, donc, quand c’est bien fait, ça ne se voit pas. La compétence même dans ce type de métiers est de savoir effacer l’effort. Ce n’est pas invisible parce que ce n’est pas vu, c’est invisible parce qu’il faut le cacher pour que ça marche. »

Rythme de travail

Care : à qui souhaitons-nous confier la responsabilité de nos vulnérabilités ?
Nina Sahraoui, post-doctorante au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris.

Mais dans une société qui valorise la technicité et ne sait mesurer que les gestes spécialisés, le travail de care est difficile à objectiver. A Londres, rapporte Nina Sahraoui, les protocoles d’évaluation des maisons de retraite n’incluent que des indicateurs quantifiables, tels que la quantité de liquide servi aux résidents ou la température des réfrigérateurs. Mais aucun ne reflète la dimension relationnelle du soin, l’importance de la communication, le temps passé auprès d’une personne. « Le rythme de travail imposé est la négation du temps du soin. L’injonction selon laquelle, à telle heure, les résidents doivent être dans la cantine ou assister à telle activité ne permet pas de répondre aux réels besoins, de prendre dix minutes pour s’asseoir à côté de la personne et parler un peu… »

Cette non-reconnaissance du travail de care s’accompagne souvent d’un autre stéréotype : ces tâches étant supposées pouvoir être réalisées par n’importe qui, elles ne feraient appel à aucune responsabilité, comparées par exemple au travail de bureau effectué par les cadres. « Pourtant, au quotidien, ces travailleurs ressentent de manière très forte le poids des responsabilités : d’autres individus comptent sur eux. Contrairement à une tâche administrative, qui pourrait, sans conséquences, être remise au lendemain, donner un médicament chaque jour à heure fixe à quelqu’un dont la santé en dépend ne souffre aucun report », remarque Nina Sahraoui, qui nous invite à nous pencher sur une problématique centrale : à qui souhaitons-nous confier la responsabilité de nos vulnérabilités ?

 

Des choix citoyens

Au printemps, la crise du coronavirus a questionné cette responsabilité et remis l’accent sur le caractère essentiel des métiers du care. « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune », établit la Déclaration des droits de l’homme, citée par Emmanuel Macron le 13 avril 2020. Mais, depuis ce discours du président de la République, le soufflé semble être retombé, et la perspective d’une société du care reste à tracer.

Pire, pointe Rachel Silvera, « la hiérarchie des rémunérations reste quasiment inversée par rapport à l’utilité sociale des métiers : les activités essentielles, qui devraient être reconnues socialement, sont tout au bas de l’échelle, à l’exception de la médecine, dont on note au passage qu’elle constitue un secteur moins féminisé que les autres ».

Une revalorisation ponctuelle

Finalement, regrette Clyde Plumauzille, le débat n’a pas eu lieu : la discussion autour des métiers essentiels s’est soldée par un affichage de revalorisation ponctuelle sous forme de primes. « Autrement dit, on a remercié les soignants d’une participation exceptionnelle à un moment donné, sans aller plus loin dans l’analyse de ce que l’on a pourtant touché du doigt : cette participation exceptionnelle est, en réalité, ce qui fait tenir notre quotidien », note l’historienne.

D’où la proposition de Pascale Molinier d’organiser « ce qui pourrait être des “assises de l’essentiel”, qui viseraient à tout remettre à plat », à se demander ce qui est indispensable, à déterminer les domaines dont on ne peut pas se passer et à s’appuyer sur le fruit de ces réflexions pour revaloriser les activités ainsi identifiées.

Le care n’est pas la variable d’ajustement

« Aujourd’hui, les moyens sont davantage mis sur ce qui rapporte. Or, la production du vivre ne génère pas directement du capital et n’est pas traduisible en Bourse. Nous sommes face à un vrai choix de société, qui doit donc passer par les citoyens via des collectifs, des associations, la sphère militante », considère cette chercheuse. Avec une certitude : « Dans tous les cas, le care ne peut constituer une variable d’ajustement dans un système que l’on viendrait humaniser avec une petite touche d’attention à autrui. C’est un projet de société à part entière, qui met en son cœur la protection sociale, les principes de solidarité, le respect de l’autre et la reconnaissance de nos interdépendances. » •

 

 

Créer un secteur du prendre soin

 

Un collectif milite pour la fin des inégalités pour les femmes qui travaillent dans le care
Thierry Calvat, cofondateur du cercle Vulnérabilités et Société

Inclure les auxiliaires dans les répertoires nationaux des professions de santé, porter leur rémunération à 1 500 euros net par mois, créer une branche professionnelle unique, dotée d’une même convention collective et d’un organisme de formation continue commun, telles sont les revendications du collectif « Nous, auxiliaires ! », qui réclame, dans une pétition, la création d’un secteur du prendre soin. « La reconnaissance de l’utilité sociale de leur métier est au centre de cette demande, commente Thierry Calvat, cofondateur du cercle Vulnérabilités et Société, qui a soutenu cette démarche. Or, pour l’instant, l’utilité sociale ne rentre pas dans le scope de la valeur créée. » Afin d’obtenir ce changement de paradigme, le collectif préconise, entre autres, de rendre obligatoire le statut d’entreprise à mission pour les sociétés commerciales du secteur.

Il est plus que jamais nécessaire de prendre en compte l’intégralité de la personne, affirme Thierry Calvat, qui entrevoit « un vrai champ à construire » pour ce nouveau secteur. « Tout ce qui procède de l’attention à l’autre, du geste réalisé à hauteur de personne, concourt à faire en sorte que l’individu aille bien, pas comme un corps qu’il faut soigner ou guérir, mais comme une personne qu’il faut relever. La crise de la Covid-19 a montré à quel point le “prendre soin” de l’autre est créateur de lien. On voit que cette période, où des personnes – que ce soient des aides à domicile, des voisins, des familles – ont pris soin d’autres individus, a naturellement créé des attaches qui perdurent. Il y a un vrai pouvoir derrière ce “prendre soin”. »