La crise du coronavirus a révélé l’importance du care. Assistons-nous à un changement de paradigme sociétal ?

Serge Guérin – Après avoir disparu du débat public, le care a effectivement fait son retour pendant la crise sanitaire. « Prenez soin de vous » : tout un chacun s’est mis à utiliser ce type de formule qui évoque le soin mutuel intrinsèque au care. Nous avons assisté à une prise de conscience de l’importance de la santé et des métiers du soin, mais aussi de notre propre fragilité.

Avec humilité, les personnes ont perçu leur vulnérabilité, en dépit des techniques médicales modernes existantes. Cependant, il est possible de tirer une force de cette faiblesse grâce au care, qui se définit par une attitude d’attention à l’autre, une culture du soin au sens large et un regard ouvert sur les êtres les plus fragiles, considérés dignes d’intérêt et de respect.

Désormais, la question est de savoir si le care ne représente qu’une simple parenthèse dans la vie de notre société, en raison du contexte émotionnel. Dans ce cas, il tendra à disparaître de nouveau au profit de quelques pansements budgétaires et de communication.

A l’inverse, si le care résulte d’une conscientisation de notre interdépendance avec les autres et d’une transformation de nos manières d’être, il pourra donner lieu à une vision globale de la société prenant mieux en compte l’humain, le soin, le développement de la prévention et, plus largement, la préservation de notre planète, qui est bien une façon de prendre soin de chacun. Prendre conscience collectivement que nous avons besoin les uns des autres, y compris entre les jeunes et les personnes âgées, est absolument essentiel au sein de la société de la longévité dans laquelle nous vivons.

Le care peut-il constituer une réponse à la problématique du vieillissement de la population ?

S. G. – Tout d’abord, redisons que vieillir est une chance ! Nos sociétés ont accompli cette révolution incroyable, totalement silencieuse, de l’accroissement de notre espérance de vie. Celle-ci n’était que de 46 ans en 1900, et de seulement 25 ans en 1750. Aujourd’hui, nous vivons deux ou trois fois plus longtemps que nos aïeux. En revanche, la fin de vie peut véritablement être compliquée par des situations de forte perte d’autonomie, d’isolement, de détresse…

Si la création d’une cinquième branche de la Sécurité sociale mérite d’être saluée, elle ne réglera pas tous les problèmes. Face à ce constat, le care peut évidemment apporter des solutions via son caractère intergénérationnel, basé sur la solidarité et la réciprocité : la personne âgée a besoin du jeune et, le jeune a besoin de la personne âgée !

Durant le confinement, les Etats généraux de la séniorisation de la société que nous avons lancés avec Véronique Suissa, docteure en psychologie, et Philippe Denormandie, chirurgien, ont d’ailleurs tourné autour de cette idée. L’enjeu de ces contributions est de prendre en compte les modes de vie des aînés. On ne construira pas une société du care sans la parole et l’implication des gens.

Le care dispose de deux autres leviers primordiaux pour améliorer la situation des personnes âgées. En premier lieu, la prévention permet d’allonger l’espérance de vie en bonne santé, à travers des changements d’habitudes personnelles et collectives. Le second levier consiste à valoriser toutes les fonctions d’accompagnement des personnes en perte d’autonomie, que cette dernière soit liée à l’âge qui avance ou au handicap. Ces métiers souvent peu visibles et peu valorisés sont exercés très majoritairement par des femmes, qui vivent parfois elles-mêmes dans des conditions difficiles.

Quels seraient les avantages d’une société du care ?

S. G. – Une société du care permettrait de soutenir le changement des comportements en faveur d’une attention à tous les êtres. Cette évolution implique plusieurs acteurs, en particulier les professionnels et les aidants, et chaque personne puisque le care n’intervient pas sans nous-mêmes. Chacun peut en effet être accompagné pour devenir auteur de sa vie : c’est en cela que le care diffère de l’assistance.

Serge Guérin, sociologue, professeur à l'Inseec. Interview sur le care.
Serge Guérin, sociologue, professeur à l’Inseec. ©Amélie Laurin

Une telle société place donc la prévention au cœur de son action. Le problème dans une société de l’image et de l’émotion demeure la question du visible. Les images des pompiers qui éteignent l’incendie sont puissantes, pas celles des personnes et des actions qui évitent le feu de forêt.

Une grande partie du care est également invisible et, par conséquent, non valorisée. Pourtant, cette démarche humaniste et sociale est économe des deniers publics, du pouvoir d’achat et des ressources de la terre. Une personne qui pratique une activité telle que le tai-chi crée du lien social et se réapproprie sa capacité d’agir pour améliorer sa qualité de vie.

En se prenant en main pour restaurer sa condition physique, elle peut réduire sa consommation médicale et médicamenteuse et, indirectement, la pollution puisque la production de médicaments a un impact environnemental. C’est un cercle extrêmement vertueux ! Une agence des MCA vient d’être créée pour renforcer la réflexion sur ces médecines complémentaires et alternatives.

Néanmoins, prendre soin de l’autre ne signifie pas que nous vivrions dans le monde de Oui-Oui. Le risque serait d’imaginer une société du care sans violence et sans opposition. Il faut prendre en compte le tragique de nos sociétés, tout en valorisant les fragilités et les personnes qui s’en préoccupent.

Comment tendre vers cette société plus humaniste ?

S. G. – L’objectif est de tendre vers un monde d’attention à l’autre, où l’éthique de la sollicitude a sa place. Le philosophe Emmanuel Levinas parlait de non-indifférence au prochain : je ne suis pas forcé d’aimer tout le monde, mais je sais que le prochain vit autour de moi et que je ne fais pas sans lui. C’est le « nous sommes » d’Albert Camus. La société du care doit se construire autour de cette idée.

La prise de conscience collective de l’interdépendance entre les uns et les autres constitue une étape cruciale pour faire émerger une société du soin mutuel, où chacun peut prendre part. Si je prends le train, j’ai besoin du conducteur, des personnels d’accompagnement, des techniciens qui ont installé les rails…

Lors de la crise du coronavirus, on a beaucoup parlé des « premiers de corvée ». La population s’est rendu compte que des emplois peu valorisés et mal payés étaient indispensables au déploiement du care… à la vie en société, tout simplement.

En dehors du secteur de la santé, quels sont les emplois concernés ?

S. G. – Ce sont aussi tous les métiers du soin non médical, ainsi que ceux de l’accompagnement bienveillant et égalitaire. Quand je soutiens une personne, je me mets à égalité avec elle : je lui prends la main, je l’aide, je lui apprends des choses et je suis en capacité d’écoute car j’apprends réciproquement de l’autre. Ce lien est extrêmement riche et nécessaire.

Il se retrouve dans les domaines de l’enseignement, de la psychologie, du contact, de l’aide aux personnes en situation de handicap ou de fragilité. A titre d’illustration, un informaticien contribue aux métiers du care s’il crée une solution permettant à des personnes malvoyantes d’utiliser un ordinateur et d’accéder au savoir.

Au-delà des professionnels, il convient de souligner le rôle capital des aidants. Ils sont la preuve que le care existe ! Les 8,5 à 11 millions d’aidants démontrent au quotidien que le care n’est pas qu’un concept théorique, une critique fréquemment entendue au cours des dernières années. Tous ces aidants qui épaulent un enfant touché par un handicap, un compagnon souffrant, un parent ou un ami dépendant font tenir le système de soins français. Sans eux, il s’écroulerait complètement. Le care met de l’huile dans les rouages.

Met-il également de l’huile dans les rouages de la question environnementale ?

S. G. – Oui, car le lien entre le care et l’écologie est total. La situation catastrophique de l’environnement nous oblige à modifier notre relation à l’autre et à la nature. Les personnes qui se placent dans une logique de prévention globale en matière d’alimentation agissent de façon bénéfique pour leur santé, les producteurs et la planète. C’est notamment le cas lorsqu’elles décident de consommer des produits locaux, qui abîment moins la terre, font travailler des maraîchers et des agriculteurs dans des conditions dignes, en respectant la nature et les bêtes, et en émettant moins de CO2.

Par ailleurs, des études montrent l’effet de l’environnement, du beau, de la nature, du lien social sur les malades. Installés devant un beau paysage, ces patients bénéficient d’une meilleure qualité de vie et coûtent en définitive moins cher à la collectivité. On en revient au cercle vertueux du care, qui est favorable à la planète.

Le beau fait vraiment partie intégrante du care. A mon sens, le discours écologique oublie trop souvent les notions de beau et de plaisir. Les mesures adoptées sont ressenties comme des contraintes, car le discours dominant est généralement négatif, conçu pour donner mauvaise conscience. Comment mobiliser les personnes et les impliquer directement dans la dynamique ? Voilà l’enjeu de la transition écologique et démographique.

Faut-il plus d’interventionnisme étatique pour accompagner la progression du care ?

S. G. – L’Etat ne peut pas tout. Dans notre pays confronté à une énorme défiance des institutions, l’Etat doit proposer une vision globale et pratiquer une décentralisation de la confiance. Le but est d’instaurer une société solidaire en s’appuyant sur les initiatives locales, la société civile, les collectivités, les gens ordinaires…

Je l’avais expliqué dans mon livre De l’Etat providence à l’Etat accompagnant. En pleine crise sanitaire, les régions ont montré leur efficacité et se sont organisées pour mieux répondre aux besoins. Beaucoup de communes et de départements se sont mobilisés au plus proche des gens. Cette proximité du terrain offre une plus grande efficacité.

Au fond, il s’agit d’organiser un système dans lequel un Etat propose une vision volontariste et partagée de la protection sociale, intégrant la santé et la prévention dans sa globalité, et permettant de favoriser l’autonomie. Dans cette perspective, il faut permettre aux gens de s’auto-organiser pour créer leurs propres solidarités et interdépendances là où ils vivent.