Concentré et appliqué, Jean-Pierre se penche sur ses exercices de français, sous le regard attentif de Jean-Charles Knecht, un bénévole de l’association Clé, dont le sigle signifie “compter, lire, écrire”. «Enfant, j’ai dû être un grand dyslexique. A l’époque, on ne dépistait pas la dyslexie… J’ai donc traîné mes difficultés de français toute ma vie. La visualisation des sons et des mots m’a souvent posé des problèmes, tout comme l’écriture, la ponctuation et la compréhension si je lis vite », témoigne Jean-Pierre, 67 ans, tout proche de la retraite. « J’ai décidé de lever ces blocages, avec l’aide de Jean-Charles qui me donne des cours. Je viens tous les mercredis pour une heure de français et une heure d’informatique », ajoute-t-il.

« A son arrivée, Jean-Pierre lisait correctement, en écorchant certains mots, et n’écrivait pas trop mal, par exemple en inversant des lettres. Il confondait aussi les homophones, ces mots qui se prononcent exactement de la même façon mais dont l’orthographe et le sens diffèrent. Je pense qu’il a effectivement subi un parcours de dyslexique non corrigé », acquiesce Jean-Charles Knecht, détaché par une entreprise d’assurance via un mécénat de compétences de fin de carrière.

Renforcer l’autonomie

Ce mercredi matin, tous deux travaillent à l’intérieur du Clémobile qui stationne sur la place du marché de Montigny-lès-Cormeilles, en plein centre-ville. « Véritable extension de nos bureaux, ce bus itinérant va à la rencontre des habitants du Val-d’Oise qui sont confrontés à l’illettrisme ou à l’illectronisme, autrement dit l’illettrisme numérique, explique Abdellatif El Haimer, directeur de l’association Clé. L’objectif est de les aider dans leurs démarches administratives sur Internet et de déceler leurs éventuelles lacunes. Si besoin, nous les accompagnons pour améliorer leurs connaissances, renforcer leur autonomie et favoriser leur insertion sociale et professionnelle. »

Créée en 1997, cette association a une longue expérience en matière d’appui aux personnes illettrées, qui représentent 7% de la population adulte âgée de 18 à 65 ans. Ces dernières ont appris à lire et à écrire sans acquérir la maîtrise de leurs apprentissages, tandis que les personnes analphabètes n’ont reçu aucun enseignement.

« Nous avons lancé le Clémobile fin février 2021 parce que trop de personnes fragilisées ne viennent pas à nous. Exclues de la société, elles sont éloignées des dispositifs de formation, sans travail, sans permis, etc. Avec ce véhicule, équipé de deux bureaux où chacun peut aussi brancher son propre ordinateur, nous favorisons l’inclusion numérique au plus près des populations, poursuit Abdellatif El Haimer. Nous assurons des permanences d’une demi-journée dans plusieurs villes où nous sommes autorisés à intervenir par arrêté municipal : ici à Montigny-lès-Cormeilles, mais aussi à Taverny, Franconville, Herblay et Pierrelaye. Dans d’autres communes, nous utilisons des lieux mis à disposition. »

Pour ce responsable, « cette initiative permet à la fois de détecter et d’accompagner de nouveaux apprenants, et de rencontrer des femmes et des hommes éventuellement intéressés par le bénévolat ».

Formation individualisée

« Quand j’ai vu le bus stationné, j’ai fait trois tours du rond-point avant de me décider. Et je me suis dit : “Pourquoi pas ?” », se remémore Jean-Pierre, suivi depuis le mois de mars. Après un premier contact au sein du Clémobile, il a bénéficié d’un entretien et d’une évaluation de son niveau au siège de l’association, basée à Ermont. C’est là que Jean-Pierre se rend habituellement pour ses cours, en binôme avec son formateur. « Le cours précise les règles d’orthographe et de grammaire, puis nous faisons de nombreux exercices car on progresse en pratiquant », observe Jean-Charles Knecht, également chargé du planning du Clémobile. L’âge moyen des apprenants est de 45 ans, et leur accompagnement dure généralement de 6 et 18 mois.

Au-delà de cette formation individualisée, ils peuvent participer à des ateliers collectifs. Par exemple, l’atelier informatique vise à découvrir les outils de base, la navigation sur Internet ou les logiciels de bureautique. Les thématiques sont très variées : jouer avec les mots, aide à la rédaction, vie professionnelle, compréhension du code de la route… « Grâce à l’atelier “Prendre la parole”, nous sommes allés aux studios de Radio France. Nous avons parlé avec des journalistes sur le thème “Réseaux sociaux : info ou intox ?” », raconte Jean-Pierre. « C’était très intéressant de voir comment démêler le vrai du faux », note-t-il.

Remise à niveau

Si le Clémobile constitue la porte d’entrée vers ces bagages insoupçonnés, toucher sa cible demeure délicat. « Certaines personnes n’osent pas nous contacter ou ne comprennent tout simplement pas ce que nous proposons dans ce bus. Nous essayons de l’expliquer aux passants. D’ailleurs, ce sont souvent des proches qui se renseignent pour quelqu’un de leur entourage », constate Abdellatif El Haimer.

« Les gens concernés préfèrent nous aborder en sollicitant une aide numérique ou une initiation à l’informatique. Lorsqu’ils se retrouvent seuls face au clavier, nous décelons parfois de réelles difficultés de lecture, remarque Jean-Claude Balageas, bénévole, cadre du secteur médical à la retraite. Nous leur suggérons alors de démarrer une remise à niveau en français. » Jean-Claude tient la permanence du mercredi avec son frère François, retraité de l’enseignement et vice-président de l’association jusqu’en juin.

Pour ces militants, la dématérialisation des services publics justifie en grande partie cette appétence pour le soutien informatique. « De plus en plus de personnes s’avèrent désarmées », déplore François Balageas, qui fut maire d’Eaubonne de 2001 à 2014. « Le gouvernement a acté que l’année 2022 devait marquer le début du 100% numérique. Cela entraîne des situations d’illectronisme, et donc d’échec, y compris chez des gens à l’aise avec la lecture et l’écriture, soupire Abdellatif El Haimer. Contrairement aux idées reçues, il n’y a pas que des seniors ! »

Jean-Charles Knecht partage cet avis : « J’accompagne une jeune femme d’une trentaine d’années en informatique. Employée dans une blanchisserie, elle avait un tout petit niveau sur le plan numérique. Par exemple, le maniement de la souris ou du clavier n’était pas intuitif pour elle. Cela devenait très bloquant au quotidien, en particulier pour ses démarches administratives. »

Faciliter l’administratif

Afin de fluidifier les parcours administratifs, l’association Clé œuvre en partenariat avec les services municipaux des communes membres de la communauté d’agglomération Val Parisis. C’est également le cas avec divers organismes, tels que Pôle emploi, la caisse primaire d’assurance maladie, la caisse d’allocations familiales, les centres communaux d’action sociale ou encore les missions locales. « Le mardi, j’effectue une permanence à Pôle emploi. Les conseillers créent volontiers une adresse mail dans le but de dépanner un bénéficiaire, mais ne peuvent pas deviner s’il saura l’utiliser ni même s’il dispose d’un ordinateur. Nous sommes là pour initier ceux qui en ont besoin ou les aider à se perfectionner », rapporte Jean-Claude Balageas.

Du côté de Jean-Pierre, le défi semble déjà relevé : « Aujourd’hui, même si tout passe par Internet, j’arrive à trouver les informations pour régler mes problèmes administratifs. J’ai retrouvé confiance en moi et j’ai soif d’apprendre, se félicite-t-il. Quand j’avais 18 ans, un monsieur très âgé m’a dit : “On apprend à n’importe quel âge !” Ça a fait tilt dans ma tête. »