« L’incertitude est de tous les tourments le plus difficile à supporter. » Tirée de La Confession d’un enfant du siècle, cette citation d’Alfred de Musset illustre aujourd’hui l’impact de la pandémie de Covid-19 sur la santé mentale. Confinement, port du masque, couvre-feu, reconfinement : chacun s’est vu imposer des restrictions à répétition et des changements de comportements en société avec, en toile de fond, des doutes sur la gestion de cette crise sanitaire et son issue incertaine dans un proche avenir.

Ce contexte inédit et insécure met à mal la santé mentale, notamment en raison de son incidence délétère sur le lien social et de ses conséquences économiques dévastatrices. D’une part, il aggrave les troubles de certains patients suivis et, d’autre part, il génère l’apparition de symptômes chez des personnes jusqu’à présent exemptes de toute pathologie psychique.

La population sous pression

« Toute la population subit une pression extrêmement importante, à la fois au niveau individuel et collectif. Nous observons une hausse des troubles anxieux et dépressifs provoqués par la Covid-19, en particulier avec l’arrivée de la nouvelle vague de la pandémie », explique Marion Leboyer, directrice du département médico-universitaire de psychiatrie et d’addictologie de l’hôpital Henri-Mondor (AP-HP).

« Cette évolution est grave dans la mesure où les maladies mentales constituent déjà la première cause mondiale de handicap. En France, on estime que 12 millions de personnes sont atteintes d’un trouble psychiatrique, un terme qui désigne diverses pathologies, comme la dépression, la schizophrénie, les troubles anxieux et psychotiques, ou des maladies neurodéveloppementales, dont l’autisme », ajoute-t-elle.

Marion Leboyer, directrice du département médico-universitaire de psychiatrie et d’addictologie de l’hôpital Henri-Mondor (AP-HP) et de la Fondation FondaMental, alerte sur la santé mentale..
Marion Leboyer, directrice du département médico-universitaire de psychiatrie et d’addictologie de l’hôpital Henri-Mondor (AP-HP) et de la Fondation FondaMental.

« Durant cette crise sanitaire, plusieurs facteurs peuvent accroître ou déclencher les troubles psychiques. Les situations de stress peuvent être déclenchées, par exemple, chez des gens qui ont peur de transmettre le coronavirus à un membre de la famille ou qui ont été exposés à la maladie d’un proche, à des séparations lors des soins, ou à un deuil dans les cas les plus tragiques », poursuit Marion Leboyer, également directrice de la Fondation FondaMental, une fondation de coopération scientifique dédiée à la lutte contre les maladies mentales.

Pour cette spécialiste, d’autres motifs sont à prendre en compte : l’isolement social inhérent aux confinements, la progression des violences domestiques et le développement d’addictions diverses, comme la dépendance à l’alcool ou l’usage abusif des écrans.

Doublement des états dépressifs

Sur le plan psychique, la situation s’est détériorée tout au long de l’année 2020. Mais ce n’est que le 18 novembre qu’Olivier Véran, ministre de la Santé, a déclaré vouloir «éviter une troisième vague », qui serait celle « de la santé mentale pour les jeunes et pour les moins jeunes ». Ce dernier réagissait au bilan présenté la veille par le directeur général de la Santé sur la dégradation enregistrée « entre fin septembre et début novembre ».

Jérôme Salomon s’était appuyé sur les données actualisées de Santé publique France, qui concluaient à « une augmentation importante des états dépressifs ». En seulement deux mois, « le nombre de personnes concernées a en effet doublé », révélant ainsi « la vulnérabilité psychique de nombreux Français ».

Dès le confinement du printemps, les résultats initiaux de l’étude ont mis en lumière cette tendance : « Fin mars, la prévalence de troubles anxieux a bondi jusqu’à 26,7 %, soit deux fois plus que l’année précédente au sein de la population générale, c’est-à-dire non infectée par le virus et non atteinte d’une pathologie mentale », rapporte Marion Leboyer. La part des personnes déprimées est passée à 19,9 %.

Contrecoup psychologique

Des analyses menées dans d’autres pays ont corroboré ces chiffres. En Chine, un contrecoup psychologique modéré à sévère a frappé 54 % des personnes, avec 8 % de stress, 16,5 % de symptômes dépressifs et 28,8 % de troubles anxieux (un taux proche de celui de la France). La Grèce a constaté 19 % de symptômes dépressifs modérés à sévères et 13 % de symptômes anxieux modérés à sévères. L’Espagne a répertorié des proportions similaires.

Certains publics semblent plus touchés, à l’instar des femmes qui endossent une forte charge mentale, des jeunes angoissés par leur scolarité ou leur insertion sociale et professionnelle, et des seniors car la solitude est préjudiciable à leur santé. Ce contexte affecte aussi les personnes inactives ou en situation de précarité financière.

Crise économique et suicide

Les experts redoutent désormais un afflux de patients dû au marasme économique et social. « L’impact économique de la pandémie est devant nous. Nous assistons à la faillite de sociétés, et d’autres se retrouveront en grande difficulté dans les semaines, les mois ou les années à venir, un phénomène qui expose davantage les personnes aux troubles anxiodépressifs, voire au suicide », prévient Marion Leboyer.

« On connaît depuis très longtemps le lien entre crise économique et hausse du risque suicidaire », affirme Michel Debout, psychiatre et professeur émérite de médecine légale et de droit de la santé. « Lors de la Grande Dépression, qui a démarré avec le krach boursier de 1929, une étude du sociologue Maurice Halbwachs, disciple d’Émile Durkheim, a montré une augmentation significative du nombre de suicides dans les années 1930, 1931 et 1932. Cette période a été marquée par le chômage, la précarité, l’endettement et la pauvreté, autant de motifs potentiels de passage à l’acte », rappelle ce membre de l’Observatoire national du suicide.

Michel Debout, psychiatre, professeur émérite de médecine, et membre de l'Observatoire du suicide légale et de droit de la santé, alerte sur la santé mentale.
Michel Debout, psychiatre, professeur émérite de médecine légale et de droit de la santé, et membre de l’Observatoire du suicide.

« Après la crise financière de 2008, qui a abouti à des effets pervers identiques, tous les pays européens ont également vérifié une évolution des suicides et tentatives de suicide », renchérit-il. L’Inserm estime que près de 600 décès sont imputables à la récession endurée par la France entre 2008 et 2010. Lorsque le taux de chômage augmente de 10 %, celui du suicide progresse en moyenne de 1,5 % chez les plus de 15 ans, évalue l’Inserm.

Suppressions d’emplois

« Les suppressions massives d’emplois n’ont l’air d’inquiéter personne. Au-delà d’un problème économique, c’est un désastre humain et sanitaire ! Bien sûr, les chômeurs n’auront pas tous des pathologies psychiques, mais le risque est plus élevé, car ils sont fragilisés par leur condition, lance Michel Debout. Certes, la Covid-19 tue des gens. Néanmoins, il importe de s’intéresser aux autres causes de décès : dépression, maladies psychosomatiques ou arrêt cardiaque chez des gens très stressés. »

Selon une étude réalisée par l’Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès, 20 % des Français disent avoir déjà « envisagé sérieusement » de mettre fin à leurs jours. Parmi eux, 11 % y ont pensé durant le premier confinement, 17 % depuis la fin de celui-ci. « Les pouvoirs publics doivent s’emparer de ce sujet et accompagner toutes les personnes, sans attendre de nouvelles études prouvant la réalité du suicide a posteriori», considère Michel Debout.

Plus largement, ce psychiatre appréhende les retombées liées aux mauvaises conditions de travail des salariés pendant la crise sanitaire, que ce soit sur leur lieu de travail ou à domicile, en cas de télétravail « subi, non organisé, et donc vécu comme une punition ».

Stress post-traumatique

A juste titre, les professionnels du soin et de l’accompagnement ont, eux aussi, de soutien. « Leur capacité à faire face aux missions est d’autant plus précaire qu’ils sont ultra-sollicités et fatigués, s’inquiète Nathalie Prieto, psychiatre référente nationale des cellules d’urgence médico-psychologique (CUMP). Il est plus simple d’absorber une expérience choquante en étant en forme, plutôt que préoccupé, tendu, stressé et surmené. »

Nathalie Prieto, psychiatre référente nationale des cellules d’urgence médico-psychologique (CUMP), alerte sur la santé mentale.
Nathalie Prieto, psychiatre référente nationale des cellules d’urgence médico-psychologique (CUMP).

« Apprendre le matin qu’un patient est décédé dans la nuit, de manière soudaine, peut se révéler très traumatisant pour un soignant qui pensait l’avoir sauvé la veille. Ce caractère brutal peut entraîner un stress post-traumatique », indique cette psychiatre. Une prise en charge adaptée est alors nécessaire. « Il faut aller au-devant des soignants afin de les aider. Si l’activation des plateformes d’écoute a permis d’aider de nombreuses personnes dans la population générale, elles ne sont pas vraiment adaptées pour eux, regrette-t-elle. Quelqu’un au bout du rouleau appellera, ce que n’aura pas tendance à faire un soignant. »

Consultations en hausse

Gladys Mondière, coprésidente de la Fédération française des psychologues et de psychologie (FFPP), alerte sur la santé mentale.
Gladys Mondière, coprésidente de la Fédération française des psychologues et de psychologie (FFPP).

La coprésidente de la Fédération française des psychologues et de psychologie (FFPP), Gladys Mondière, dresse un constat semblable : « Les défenses que nous avons tous contre l’anxiété et les attaques psychiques, les traumatismes liés aux événements de la vie, tels que les licenciements, les séparations et les deuils, sont en train de vaciller chez beaucoup de monde, y compris les professionnels de santé. »

Très investis dans les plateformes téléphoniques, les psychologues sont concernés jusque dans leur propre cabinet : « Plusieurs collègues sont confrontés à une intensification majeure du nombre de consultations et, à la longue, cela risque d’être difficile à surmonter pour eux-mêmes. »

Du reste, la pandémie revient fréquemment au cours des entretiens. « Certains patients arrivent, pour la première fois, en disant : “Je ne viens pas à cause de la crise sanitaire, mais…” En définitive, il s’avère que c’est lié », remarque Gladys Mondière.

Risque inflammatoire

Enfin, les patients qui contractent la Covid-19 doivent faire l’objet d’une surveillance accrue au décours de la période aiguë, car il existe un lien entre l’infection, l’inflammation et la survenue de maladies psychiatriques. « Le virus a une action directe sur le cerveau. Il déclenche une réponse immuno-inflammatoire, appelée tempête cytokinique, qui peut faire le lit de pathologies psychiatriques à venir. On parle souvent des conséquences pulmonaires et cardiaques de cette maladie, pas assez du corollaire neuropsychiatrique », s’étonne Marion Leboyer.

« Grâce à des études de suivi des pandémies précédentes, nous savons que plus de 50 % de la population infectée par le Sras en 2002-2003 a développé une maladie psychiatrique dans les deux années qui ont suivi », précise-t-elle. Différents pays (Canada, Chine, Corée du Sud, Etats-Unis, France, Japon, Royaume-Uni…) ont participé à une méta-analyse des études portant sur l’épidémie de Mers de 2012. Elle a mis en évidence l’apparition de nouveaux cas non négligeables à l’échelle d’une population : 15 % de dépression, 14,8 % de troubles anxieux et 32 % de stress post-traumatique.

L’exemple du cancer

A n’en pas douter, la multiplication du nombre de personnes touchées par un trouble psychique va accentuer les difficultés que connaît la psychiatrie. Quelques mois avant le début de la crise, en septembre 2019, un rapport d’information parlementaire sur la santé mentale a fustigé un secteur « au bord de l’implosion ». Il a dénoncé une organisation territoriale « inefficiente et inefficace », aboutissant à « une prise en charge des patients catastrophique » dans un « dédale de parcours ».

« La situation est similaire à celle du cancer dans les années 90, avec une loterie des traitements, une hétérogénéité des prises en charge, et donc une inégalité d’accès aux soins », s’insurge Marion Leboyer. Comme solution, elle propose de créer une structure interministérielle, l’équivalent de l’Institut national du Cancer (Inca), pour « coordonner et homogénéiser les pratiques, soutenir une politique de recherche ambitieuse, qui permettrait de soutenir l’innovation puis d’appliquer les résultats pertinents à la clinique de tous les jours ». Autre préconisation : renforcer les liens entre la psychiatrie, la pédopsychiatrie et la médecine générale.

Surtout, il est crucial de sensibiliser le grand public afin de lutter contre les fausses représentations : « Par manque d’information, les personnes ont peur des pathologies psychiques et n’acceptent de se faire soigner que très tardivement, déplore-t-elle. Comme toute maladie chronique, plus le traitement est précoce, meilleur est le pronostic. »

Le couperet des inégalités de santé

Les inégalités de santé frappent de plein fouet les personnes suivies pour des troubles psychiques. Ces patients « présentent des taux de mortalité deux à cinq fois supérieurs, quelle que soit la cause de décès, et un taux de mortalité prématurée quadruplé, en comparaison avec la population totale », mentionne une étude rendue publique en octobre 2020 par l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes). En moyenne, leur espérance de vie est réduite de 16 ans chez les hommes et de 13 ans chez les femmes.

Bien que leur maladie puisse avoir un effet négatif sur leur capacité à se maintenir en bonne santé, l’étude évoque « les difficultés du système de santé à répondre de manière satisfaisante » à leurs besoins spécifiques. Confrontés à des parcours de soins inadaptés, ces patients recourent moins aux actes de prévention et aux consultations de spécialistes, alors qu’ils font face à une prévalence plus importante des maladies chroniques. Les hospitalisations évitables sont aussi plus fréquentes.

La résilience des services de soins

La pandémie de Covid-19 a entraîné « des perturbations ou une interruption des services de santé mentale essentiels dans 93 % des pays, alors que la demande de soins augmente », selon une enquête de l’OMS menée dans 130 pays et publiée le 5 octobre. En France, l’adaptation du secteur de la santé mentale et de la psychiatrie a été analysée dans un rapport rendu public le 8 octobre. Basé sur des retours d’expériences, il fait état « de l’importante mobilisation, de la réactivité et de l’inventivité des équipes pour s’adapter à cette situation inédite ». « Les pratiques ont été bouleversées de façon brutale, et pourtant, les missions ont été tenues », souligne ce document, issu d’une enquête de la délégation ministérielle à la santé mentale et à la psychiatrie.

Durant le premier confinement, la plupart des structures extrahospitalières ont fermé, notamment les hôpitaux de jour, mais la mise en œuvre de dispositifs innovants a préservé la continuité des soins. Les usagers des structures ambulatoires ont bénéficié d’une prise en charge adaptée, grâce à des téléconsultations, à des entretiens téléphoniques et à des visites à domicile. Les services d’hospitalisation complète ont accueilli uniquement les patients les plus sévèrement touchés et mis à leur disposition des portables ou des tablettes pour communiquer avec l’extérieur. Des plateformes d’écoute téléphonique ont facilité le suivi des personnes, que ce soit en cas d’apparition ou d’aggravation d’un trouble.

Sur les 148 dispositifs innovants répertoriés, près d’un tiers concernaient des supports technologiques. Les établissements souhaitent poursuivre ces innovations qui ont « ouvert de nouvelles perspectives de transformation des offres en santé mentale dans les territoires », via un virage « numérique et ambulatoire », ainsi que de nouvelles coopérations. Se pose désormais la question de l’évaluation et du financement pérenne. Le rapport stipule que la feuille de route « Santé mentale et psychiatrie » sera adaptée pour tenir compte de ces enseignements.