La psychiatrie face à sa propre crise
La psychiatrie est en souffrance depuis de nombreuses années. Est-ce dû à l’absence de moyens financiers ou à un déficit de l’organisation des soins ? Et surtout, comment remédier à cette situation ? Points de vue croisés d’Angèle Malâtre-Lansac, directrice déléguée à la santé de l’Institut Montaigne, et de Bernard Granger, président du Syndicat universitaire de psychiatrie.
La psychiatrie publique est déclarée depuis longtemps comme sinistrée. La responsabilité de cette crise insoluble revient-elle aux tutelles successives, à leur stratégie de gestion et à leur perception de l’organisation des soins ?
Bernard Granger – Je ne crois pas que la crise soit insoluble. Les remèdes principaux sont d’ailleurs connus. La chanson mille fois entendue « Ce n’est pas une question de moyens, c’est une question d’organisation » ne tient pas pour la psychiatrie, qui est plutôt bien organisée avec la sectorisation, à laquelle s’ajoutent l’offre libérale et les services de psychiatrie publique non sectorisés, en général universitaires et de recours. Les dispositifs de soins sont bien pensés, souvent à l’avant-garde de ce que font les autres disciplines. Je pense, par exemple, aux hôpitaux de jour.
C’est une question de moyens, et ceux-ci sont en constante régression ! Les tutelles ont un discours de culpabilisation, aimeraient nous apprendre notre métier et, surtout, ont des pratiques budgétaires qui altèrent l’offre de soins et leur qualité. Est-il normal que la dotation annuelle de financement reçue par les centres hospitaliers ou les centres hospitaliers et universitaires soit en partie confisquée, parfois dans de larges proportions ? Nous réclamons à cor et à cri une sanctuarisation de cette dotation. Nous attendons toujours, alors que ce ne serait que justice.
Nous recueillons surtout de bonnes paroles ou des déclarations en contradiction avec les mesures prises, y compris en ce moment, pendant la crise sanitaire, dont les conséquences psychiatriques déjà perceptibles augmentent encore la demande de soins.
Angèle Malâtre-Lansac – La psychiatrie constitue, en effet, le trou noir de notre système de santé. Alors que les troubles psychiatriques, qui touchent 20 % des Français, représentent le premier poste de dépense de l’Assurance maladie – loin devant le cancer et les maladies cardiovasculaires –, et que le nombre de psychiatres par habitant est l’un des plus élevés de l’OCDE, les résultats sont catastrophiques ! A peine 50 % des personnes en souffrance psychique ont accès à des soins, et il y a de très fortes inégalités géographiques, des barrières financières, des délais d’attente très long, une immense stigmatisation…
Une des raisons à cela est à chercher dans les cloisonnements de notre système de santé, qui constituent autant de barrières pour les patients. L’hôpital est souvent opposé à la ville, le public au privé, le médical au social, les troubles psychiatriques aux troubles physiques… Ces séparations se reflètent dans la formation des professionnels, dans l’organisation des soins, dans les financements, tout comme dans la gouvernance du système.
La psychiatrie, coupée de la médecine de premier recours et de la médecine somatique, semble parfois ghettoïsée, créant une séparation artificielle du corps et de l’esprit aux conséquences désastreuses. Ainsi, les personnes atteintes de maladies psychiatriques sévères meurent en moyenne entre 13 et 16 ans plus tôt que le reste de la population. Un scandale sanitaire, dont peu ont conscience.
Plusieurs rapports parlementaires déplorent une prise en charge des patients trop axée sur l’hospitalisation. D’autres alternatives sont-elles envisageables, avec quels types de structures et pour quels parcours de soins ?
B. G. – Ces dernières années, il y avait quasiment un rapport par an pour dresser les mêmes constats et, surtout, ne déboucher sur rien de véritablement crédible, dans le sens où les moyens de produire une amélioration des soins psychiatriques n’étaient jamais débloqués. Le verbiage hypocrite et abscons de la novlangue – «feuille de route», «parcours de soins», «structures innovantes», «appels à projets», «efficience», etc. –, sans parler des sigles que personne ne comprend plus, est devenu intolérable.
Les alternatives à l’hospitalisation ont été largement favorisées par les différentes structures de psychiatrie, mais pour fonctionner et répondre aux besoins croissants, elles ont besoin de personnels, d’infirmiers, de psychomotriciens, d’orthophonistes, d’assistantes sociales, d’éducateurs, de psychologues, de psychiatres… Faute de personnels en nombre suffisant, il faut parfois attendre plus de six mois ou même plus d’un an pour accéder à une consultation en centre médico-psychologique.
Or, sans intervention précoce, certaines pathologies s’aggravent et évoluent vers des situations critiques nécessitant une hospitalisation en service spécialisé, souvent avec un passage dans un service d’urgences, pouvant aller de quelques heures à quelques jours, parfois attaché sur un brancard ! Ces situations inadmissibles sont, hélas, monnaie courante. Elles ont donné lieu à des alertes qui ont entraîné de menues réactions, qui sont loin d’avoir résolu ce problème.
A. M.-L.– Dans de trop nombreux cas, le premier contact des patients avec la psychiatrie passe par les urgences et l’hospitalisation. La place de l’hôpital reste prépondérante, et de fortes inégalités existent entre les secteurs et les territoires. Pour mieux répondre aux besoins et éviter la saturation des structures spécialisées, il est important de proposer une prise en charge graduée, qui commence dès la médecine générale (30 % des patients des généralistes présentent une souffrance psychique) et en ville. Cela passe également par davantage de coordination et de collaboration entre la psychiatrie et l’ensemble des ressources médicales et sociales. La psychiatrie est trop refermée sur elle-même.
Afin de réduire l’engorgement des établissements publics de psychiatrie, comment la médecine de ville peut-elle concrètement jouer un rôle dans le repérage des pathologies ?
A. M.-L.– La médecine générale comme le médico-social sont des acteurs centraux. Lorsqu’une souffrance psychique débute, c’est le plus souvent vers son généraliste que l’on se tourne. Plus de 60 % des premières consultations liées à la santé mentale se font chez les généralistes, qui prescrivent 90 % des antidépresseurs. Mais ils sont souvent démunis, avec peu de temps et des ressources restreintes. S’ajoute à cela le fait que les psychologues de ville ne sont pas remboursés, et que la formation des généralistes est assez limitée sur la psychiatrie.
L’intégration de la santé mentale en médecine générale permet d’améliorer la prise en charge des patients, d’augmenter l’accès aux soins et de lutter contre la stigmatisation. C’est le sujet de notre étude « Santé mentale : faire face à la crise (*) ».
Des modèles d’organisation efficaces existent, comme celui des soins collaboratifs, pour lesquels l’évidence scientifique est très forte. Selon ce modèle, des infirmiers coordinateurs travaillent directement dans les cabinets de médecine générale et font le lien avec la psychiatrie pour proposer une prise en charge globale. La mise en place des communautés professionnelles territoriales de santé, la formation de nouveaux professionnels, les réformes en cours de la psychiatrie fournissent un cadre propice pour avancer.
B. G. – L’engorgement résulte de l’appauvrissement continu de notre discipline depuis plus de vingt ans, qui est stigmatisée par les pouvoirs publics. Le nombre de lits a trop diminué, ce qui ne permet plus de toujours assurer la qualité des soins. Les autres disciplines fonctionnent à flux tendu, avec souvent des conséquences néfastes. Le flux en psychiatrie n’est pas tendu, mais empêché. Les pertes de chance y sont beaucoup plus lourdes. On demande l’impossible à la médecine générale, qui doit aller vite.
Si on met à part quelques cas simples, accessibles en effet à la médecine générale, l’avis d’un spécialiste est sûrement un atout s’il est précoce, car il évite de laisser le patient errer pendant des années avec un diagnostic approximatif ou des traitements inadaptés. Les possibilités thérapeutiques offertes aux patients atteints de troubles mentaux sont larges, qu’elles soient médicamenteuses, psychologiques ou sociales. C’est un travail d’équipe, en réseau, avec des interventions ciblées.
Tout cela nécessite un savoir-faire qui relève des professions « psy ». A cet égard, il ne faut pas attendre non plus avant de recueillir l’avis et les orientations délivrées par les centres et les équipes de recours surspécialisés.
En 2015, 92 000 personnes ont été prises en charge sans leur consentement dans des établissements publics et privés de psychiatrie, indique l’Irdes. Comment remédier à cette situation ?
A. M.-L. – En effet, depuis le changement législatif de 2011, le recours aux soins sans consentement a connu une hausse de 15 %. Cette pratique semble assez contradictoire avec la philosophie de l’empowerment et de la participation active du patient à ses soins, qui est aujourd’hui préconisée pour améliorer les chances de rétablissement. La relation soignant-soigné doit être repensée pour créer une véritable alliance thérapeutique. Cela passe aussi par la valorisation des savoirs expérientiels et la création de métiers comme les médiateurs de santé-pairs et les patients-experts.
B. G. – La contrainte et la privation temporaire de liberté sont parfois nécessaires. Elles sont souvent évitables. Mais, pour cela, il faut avoir les moyens de pratiquer une médecine lente, ouverte au dialogue, offrant immédiatement des alternatives à l’enfermement contraint, au lieu de la médecine d’abattage que nous imposent les restrictions que nous subissons depuis trop longtemps. Ce n’est jamais de gaieté de cœur que nous pratiquons une hospitalisation sous contrainte. Leur augmentation est la conséquence directe des politiques restrictives menées depuis des années.
Existe-t-il des modèles de soins psychiatriques à l’étranger dont la France pourrait s’inspirer ?
A. M.-L. – Certains pays ont adopté une approche déstigmatisante et moins centrée sur l’hôpital. Je citerais notamment les Pays-Bas, qui ont adopté un modèle de soins gradués pour la santé mentale, dans lequel 80 % des troubles légers à modérés sont traités dans le cadre des soins de premier recours. De nouveaux métiers ont été créés pour faciliter le travail des généralistes, et des contenus pédagogiques ont été largement diffusés sur le diagnostic, le traitement et l’orientation des patients. Autre pays : le Royaume-Uni, où un programme a été lancé en 2010 pour accroître l’accès de la population aux psychothérapies et où l’accent est mis sur la remontée d’indicateurs afin d’évaluer la qualité des soins.
B. G. – Le modèle français est un bon modèle, perfectible dans son organisation et nécessitant des moyens adaptés. On ne peut pas demander des soins psychiatriques dignes de ce nom en rabotant constamment les budgets sanitaires et médico-sociaux. Ce qui se passe en psychiatrie dans notre pays n’est plus admissible.