Comment définir l’engagement aujourd’hui ? Fonde-t-il les solidarités ?

Claire Thoury – L’engagement, c’est le fait d’exprimer par des mots ou des actes un intérêt pour un projet, une envie, une indignation, parfois la défense de droits ou la revendication, avec, dans ce cas, une dimension politique. Cela peut être corrélé à la solidarité, dans le sens où il n’y a pas de solidarité sans engagement. Mais un engagement n’est pas forcément solidaire. Il peut s’exprimer pour une cause qui n’implique ni solidarité ni entraide. Dans tous les cas, c’est un mouvement qui dit quelque chose de la construction identitaire et politique des individus. On observe actuellement que les formes d’engagement évoluent, au rythme du rapport des plus jeunes à la politique, de la désaffection démocratique institutionnelle, de la distance avec les urnes, sans que l’on ne soit capable de dire s’il s’agit d’un phénomène contextuel ou pas.

Qu’est-ce qui caractérise, selon vous, les étapes de cette évolution ?

C. T. – Schématiquement, il y a eu une première ère de l’engagement post-Seconde Guerre mondiale, incarnée par la figure du militant communiste, faisant preuve d’une implication totale, intense, un peu révolutionnaire, et qui occupe toute la sphère de vie de l’individu. Entre militants, la solidarité est très forte. C’est un engagement collectif, pour une grande cause, pour un « grand soir ». On se bat parce qu’on est convaincu qu’un monde meilleur est possible. A cette époque, les gens s’engagent dans un parti politique, un syndicat, une communauté militante. C’est un engagement de structure, un engagement de cause.

Avec les années 1970, les comportements changent. L’individu s’émancipe de sa famille. Il n’est plus défini par sa religion, par une zone géographique ou par une communauté. Les solidarités prennent alors de nouvelles formes : les liens forts, que l’on appelle aussi les liens hérités, qui forgent des solidarités très locales et communautaires, laissent place à des liens choisis, plus faibles et plus volatiles. Ce sont les réseaux d’entraide, les amis, les gens que l’on rencontre au cours de ses études… Ce sont des solidarités plus électives : on choisit d’être solidaire et de passer du temps avec des personnes avec lesquelles on partage un intérêt, une cause, un projet.

Avec quelles conséquences ?

C. T. – Du fait que l’on s’émancipe de sa communauté d’appartenance, c’est un moment où l’on est beaucoup plus seul, et où s’accroissent les phénomènes de dépression, comme le souligne le sociologue Alain Erhenberg. Dans La fatigue d’être soi, il s’intéresse aux pathologies narcissiques causées par l’affaiblissement des liens sociaux. Lorsque surviennent la chute du mur de Berlin et la fin de l’URSS, signant la fin des grandes idéologies, l’engagement s’étiole. La désillusion frappe les anciens militants, qui réalisent que le « grand soir » n’arrivera pas, que le monde fantasmé derrière le rideau de fer n’est pas idyllique. L’implication se fait plus pragmatique. La structure perd de son importance : on s’engage pour quelque chose de tangible, on veut voir le résultat de son action. On reste un individu, on veut s’épanouir, on ne sacrifie plus sa vie pour un projet.

Est-ce toujours le cas aujourd’hui ?

C. T. – Plus réellement. Nous abordons une nouvelle ère, notamment chez les très jeunes, les lycéens, en lien avec de grandes causes comme le climat, l’égalité entre les femmes et les hommes, le sort des réfugiés, l’alimentation… Ces enjeux renferment un impératif de changement, quasi vital. On le voit pour le climat. Pour que les choses changent, il faut beaucoup plus de radicalité. On retrouve cette idée de « grand soir », mais c’est un « grand soir » que l’on veut voir arriver tout de suite, parce que l’on n’a pas le temps d’attendre vingt ou trente ans. Là, le changement conditionne l’épanouissement de la personne. Mais, pour que le monde se transforme de manière radicale, on a de nouveau besoin de collectif.

Dans le même temps, depuis l’arrivée de la Covid- 19, le bénévolat des plus âgés s’effrite. Celui de la tranche intermédiaire, lui, reste stable. Quand on a un emploi, des enfants en bas âge, présider une association de façon responsable réclame une disponibilité que l’on n’a pas forcément. Il y a un problème de temps pour les actifs entre 30 et 60 ans.

Comment encourager toutes les formes d’engagement ?

C. T. – La crise sanitaire a montré que l’on a impérativement besoin des solidarités, que ce soit dans le domaine sanitaire et social, dans l’éducation populaire, la culture, le sport… La période que nous traversons a mis en lumière le fait que l’on ne peut pas vivre tout seul. Pour susciter l’engagement, il faut que ses bénéfices soient perceptibles. Ainsi, pour que les gens donnent de leur temps, il faut qu’ils y trouvent leur compte. Cela implique de désacraliser la démarche : on n’est plus obligé de sacrifier sa vie sur l’autel de l’engagement. On peut s’investir de manière plus ponctuelle, pour un jour, une heure, un week-end en famille. Il faut pouvoir mettre un pied dans l’engagement sans que cela soit rebutant.

C’est une question qui, au sein des associations, n’est pas réellement pensée. Car ces structures font face à bien d’autres priorités. A ceux qui souhaitent s’engager, il faudrait aussi pouvoir proposer du concret et de la plus-value, pas de travail prémâché ni de missions d’exécutants. Le pire écueil serait de dire : « Viens participer, mais fais exactement comme je te dis de faire, tout est tracé. »

Il faudrait enfin pouvoir mettre en récit le monde dans lequel on évolue, pour arriver à faire prendre conscience qu’au-delà de l’engagement très localisé, le fait associatif renvoie à quelque chose de beaucoup plus grand : un modèle démocratique, des emplois non délocalisables, du lien social au quotidien, des espaces d’engagement facilités. Politiser ainsi l’action de nos organisations, ce serait montrer que, plus que la défense d’intérêts ou d’un secteur, c’est un modèle de société que l’on porte.