Le rejet qu’expriment certains de nos contemporains envers les vaccins contre le Covid-19 vous apparaît-il comme un invariant historique ?

Françoise Salvadori – Il y a des invariants, mais nous sommes aussi dans un moment historique particulier. Parmi les invariants que nous avons identifiés depuis trois siècles de pratiques vaccinales diverses, les arguments de résistance reposent globalement sur : des motifs d’ordre religieux ; une confiance en la nature plutôt qu’en l’artifice vaccinal ; des conceptions alternatives ou dissidentes de la science ou la médecine, et des arguments plus politiques touchant à la liberté individuelle ou dénonçant les profits liés à la commercialisation des vaccins.

Que recouvrent les arguments des antivaccins contemporains ?

F. S. – Les divers arguments peuvent aller du simple scepticisme, ou de la peur légitime, jusqu’à des formes de discours militants ou complotistes. Envers les vaccins développés contre le Covid-19, on trouve une prédominance des opinions défendant des modes de prévention ou de lutte « naturels », qui font croire qu’un régime alimentaire, une hygiène de vie, des médicaments « simples et naturels » sont plus efficaces que les vaccins… La nature serait même tellement bien faite qu’elle n’aurait pas pu « créer » ce virus, qui serait pour certains d’origine humaine.

Mais on entend aussi beaucoup de discours « alterscientifiques » dont certains de la bouche de médecins mettant en avant leur liberté de prescription pour proposer des molécules « magiques », qui ne donnent pourtant pas de résultats probants selon les normes de la médecine fondée par les preuves. S’ajoutent à ce scepticisme des critiques fréquentes des laboratoires pharmaceutiques, en particulier sur les aides massives des États profitant aux actionnaires, et sur une certaine opacité autour des tarifs négociés …

Comment se situent les Français dans cette défiance antivaccin ?

F. S. – Les Français sont très souvent apparus parmi les plus méfiants par rapport aux vaccins dans les sondages internationaux des dernières années ; pourtant ils ne se sont pas vraiment opposés à l’extension de l’obligation vaccinale chez les bébés adoptée en janvier 2018. Et cette année, ils se sont rués dans les pharmacies pour se faire vacciner contre la grippe !

Dans ces sondages, on ne peut donc pas exclure qu’ils expriment surtout une défiance large face aux politiques sanitaires. Entre autres à cause des nombreux scandales de ces dernières années (amiante, sang contaminé, Mediator…), et des cafouillages de communication autour des vaccins contre l’hépatite B ou la grippe H1N1.

Cette perte de confiance envers les autorités de santé, et plus globalement des autorités politiques, semble actuellement s’étendre aux chercheurs et à la communauté scientifique. Selon des études sociologiques récentes, ce phénomène serait plus nouveau. Les arènes médiatiques y ont sans doute contribué en donnant trop souvent le même écho à tous les « points de vue », comme dans l’affaire Raoult. Or, le temps de la construction et de la validation des connaissances scientifiques n’est pas celui de l’information en continu.

Si l’on devait dresser un profil sociologique de l’antivax contemporain, quel serait-il ?

F. S. – Concernant la vaccination Covid, selon une étude de la Fondation Jean-Jaurès datant de la fin de l’année 2020, ce serait une femme, plutôt jeune et votant pour des partis populistes, ou situés « aux extrêmes » de l’échiquier politique. Mais ce portrait-robot est difficile à tracer, car il est sans doute variable selon si l’on considère les militants ou les citoyens seulement inquiets ou sceptiques… Cela dépend aussi de la façon d’estimer les opinions, des questions posées dans les sondages qui permettent de dessiner ce profil.

Les prémices de l’Histoire de la vaccination nous revoient au XVIIIe siècle, en Grande-Bretagne, avec la « variolisation », qui n’est pas en soi un vaccin. De quoi s’agit-il ?

Lady Mary Wortley Montagu
Vers 1720, Lady Mary Wortley Montagu ramène de Constantinople à Londres la pratique de l’inoculation, prémices de la vaccination.

F. S. – A l’origine de la vaccination il y a la variole, cette terrible maladie qui représentait 10 % de la mortalité au XVIIIe siècle et laissait souvent défiguré. Suite à l’observation qu’on ne l’a qu’une fois, plusieurs pays orientaux eurent l’idée, au XVIIIe siècle ou peut-être avant, de la donner volontairement à des sujets non-malades sous une forme si possible atténuée pour les protéger d’une variole grave. Techniquement, il s’agissait d’insérer sous la peau ou dans le nez un peu de pus de malade varioleux.

C’est en constatant cette pratique de l’inoculation par des femmes levantines, à Constantinople vers 1720, que l’épouse de l’ambassadeur anglais Lady Montagu fut convaincue de ses bienfaits et l’exporta à Londres. De là, cette pratique se répandra dans les milieux aisés d’Europe et d’Amérique du Nord.

Dès lors, des oppositions se manifestent. De quels types ?

F. S. – Les oppositions que rencontre cette inoculation reposent d’abord sur son origine « exotique », non chrétienne, et un peu trop féminine pour être vraiment sérieuse… Elle ne s’inscrit pas non plus dans les pratiques des médecins ou chirurgiens, qui la voient comme une sorte de « libertinage ». Elle heurte certains religieux pour qui Dieu est seul maître de notre destin, alors que d’autres la soutiennent en soulignant que vouloir se maintenir en vie ne saurait déplaire au Créateur.

Un argument plus éthique est mis en avant par d’Alembert, qui comprend l’angoisse d’un parent qui aurait provoqué la mort de son enfant par sa décision de le faire inoculer. En effet, la pratique pouvait tuer 1 % des inoculés.

La naissance du vrai premier vaccin concerne encore la variole, ou plutôt sa forme animale. Quel en est le principe ?

F. S. – Puisque la technique de l’inoculation n’était pas sans risque et que les inoculés restaient contagieux quelque temps, le médecin anglais Jenner eut l’idée d’employer un autre procédé. Celui de remplacer le pus varioleux par du pus provenant d’une vache atteinte de la variole bovine, autrement dit la variola vaccina ou la « vaccine ». Ce fut un véritable progrès. Protégeant tout autant, cette nouvelle pratique était beaucoup moins dangereuse et non contagieuse. Elle se répand alors vite et très largement dans le monde entier.

Bien que son efficacité soit prouvée, pourquoi ce premier vaccin est-il contesté ?

F. S. – Cette pratique va se heurter à un nouveau tabou : celui d’injecter à un humain un fluide animal, risquant ainsi de l’ensauvager, voire de le « minotauriser », comme le montrent certaines caricatures de l’époque.

James Gillray minotaurisation variola vaccina
« La variole de la vache, ou les merveilleux effets de la nouvelle inoculation », par James Gillray en 1802. Ces patients londoniens de l’Hôpital St Pancras se « minotaurisent » peu après avoir été inoculés. Cliquer ici pour agrandir.

Des craintes plus banales se répandent également. Par exemple, on redoute l’empoisonnement, suite à des contaminations diverses provoquées par la technique dite du « bras à bras », laquelle consiste à prélever une pustule chez un sujet vacciné plutôt que directement sur la vache atteinte.

L’inefficacité du traitement est aussi mise en cause, en cas de déficit de rappels vaccinaux. Au XIXe siècle, la pratique se heurte par ailleurs à la mode des médecines « naturelles » (hydrothérapie, homéopathie…), et à la conception de la variole comme une maladie « dépuratoire », qu’il convient de laisser « sortir ».

Deux rejets plus politiques se dessinent également : d’une part, dans les colonies anglaises et françaises, la pratique est vécue comme une marque d’asservissement, voire une tentative de stérilisation ; d’autre part, quand plusieurs pays européens décident d’un régime d’obligation (comme l’Angleterre dès 1853), les citoyens s’y opposent parfois violemment et s’organisent en ligues pour y échapper.

De qui les réticences envers le vaccin émanent-elles le plus :  des sachants ou des profanes ?

F. S. – Une grande partie des oppositions a toujours émergé de « sachants ». Les médecins du XVIIIe étaient réticents à la pratique de l’inoculation qu’ils ne considéraient pas comme de la médecine, puis ils l’ont plutôt défendue quand on leur a proposé d’utiliser la vaccine, par conservatisme ou rejet d’une pratique un peu vétérinaire… On a vu l’opposition de certains médecins du XIXe, postulant que la maladie est nécessaire, et préférant les bains froids à la vaccination.

Plus tard, alors que Pasteur met au point des vaccins animaux puis sa méthode prophylactique contre la rage humaine, des scientifiques et des médecins le critiquent violemment. D’une part, parce qu’il n’est pas médecin, mais aussi en raison de sa théorie des germes. En effet, les partisans du « terrain » nient l’efficacité des vaccins car ils ne croient pas à l’importance des germes dans l’origine des maladies.

Naturisme vaccination obligatoire 1939
Dans le bimensuel « Naturisme » du 15 février 1939, le Dr Paul Chavanon, de l’École française d’homœopathie, détaille les raisons de son opposition à la vaccination obligatoire. Cliquer ici pour agrandir.

On entend encore aujourd’hui des médecins « dissidents » tenir des discours très prudents voire méfiants envers les nouveaux vaccins Covid… Des profanes ont bien sûr suivi ces leaders, mais ont parfois développé en parallèle des arguments différents. Par exemple, en s’opposant à la vivisection au XIXe, en critiquant l’enrichissement des vaccinateurs (puis de l’industrie pharmaceutique), ou encore par des revendications de liberté individuelle face à l’État et ses politiques d’obligation.

De nos jours, justement, ces choix politiques en matière de stratégie vaccinale sont un des motifs de résistance. Vous semblez y voir – pour la France tout au moins – comme une atteinte portée à la solidarité générale. Cela vous inquiète-t-il ?

F. S. – Les débuts de la vaccination en France ont été lents, témoignant selon moi d’une trop grande prudence de la part des autorités. Celles-ci « marchaient sur des œufs », se sentant sous le regard d’une population jugée a priori méfiante, comme le montraient tous les sondages. Mais cette hésitation même, cette organisation assez chaotique et un certain manque d’enthousiasme ont pu être contre-productifs.

Les pouvoirs publics ont refusé d’emblée l’immunisation collective en se basant sur le peu d’entrain des Français à se rendre dans les gymnases pour se faire vacciner contre la grippe A/H1N1 en 2009. L’idée de la proximité était alors le seul maître mot. Or, ce n’est pas tenable quand on doit vacciner 80 % de la population, qui plus est avec des vaccins dont la conservation nécessite des congélateurs à -20 ou -80°, et/ou présentés en flacons multidoses…

Dans les faits, en 2009, les Français ne sont pas allés se faire vacciner car cette grippe leur est vite apparue comme peu dangereuse. Mais rien ne dit que c’est la vaccination collective qu’ils ont boudée. En revanche, l’exclusion des médecins de ville du processus avait été en effet très mal vécue à l’époque, il convenait donc de rassurer la profession.

Et en ce qui concerne la situation liée au Covid-19 ?

F. S. – Actuellement on voit bien que la gestion pratique des multidoses de vaccins, avec un approvisionnement aléatoire, n’est pas simple dans les cabinets médicaux. Il reste à gérer maintenant la pénurie, avec en parallèle la déception des uns, qui attendent le vaccin depuis des semaines, et la crainte nouvelle des autres, vis-à-vis du vaccin Astra Zeneca… Les stades ne peuvent demeurer vides, ils sont notre seul espoir pour vaincre collectivement la pandémie.

 

Antivax – La résistance aux vaccins du XVIIIe siècle à nos jours

par Françoise Salvadori et Laurent-Henri Vignaud

Vendémiaire éditions