Comment analysez-vous le rôle de la science durant cette crise sanitaire ?

Philippe Sansonetti – La science a été présente à chaque étape de la pandémie de Covid-19, à commencer par l’identification rapide du virus qui a permis de sauver d’innombrables vies. Sans la science, nous serions aujourd’hui confrontés à une situation proche de la grippe espagnole de 1918-1919, avec probablement 100 millions de morts, puisqu’il s’agit d’une maladie semblable et aussi létale. Après cette pandémie historique, il aura fallu attendre 1935 pour identifier le virus de la grippe, soit plus de 15 ans.

Le temps scientifique s’est considérablement accéléré au cours des dernières années, bien qu’il puisse paraître encore trop long. Pour le VIH, environ trois ans ont été nécessaires avant de découvrir le virus, en 1983, à l’Institut Pasteur. Pour l’actuelle pandémie de Sars-Cov-2, seulement quelques jours ont suffi, grâce aux technologies de séquençage de nouvelle génération. Ce séquençage profond permet de repérer une signature étrangère au sein du génome humain et de savoir s’il s’agit d’un virus à ARN, l’acide ribonucléique qui a des similitudes avec l’ADN.

La science a également rendu possible le développement des tests de diagnostic sur la base de la technique de réaction en chaîne par polymérase, dite PCR. Mise au point par Kary Mullis, cette invention lui a valu le prix Nobel en 1993. Cette avancée nous a massivement sauvés car la situation a pu être maîtrisée avant l’arrivée des vaccins. Il faut rappeler au plus grand nombre que, sur le long terme, la science prévaudra et nous sauvera de cette pandémie !

Pourtant, une certaine défiance envers les scientifiques et les experts persiste. Pourquoi ?

P. S. – La pandémie de Covid-19 a l’art de s’insinuer dans toutes les fragilités et les faiblesses de notre société. La défiance vis-à-vis de la science est un phénomène rampant qui se propage depuis quelques années. Et pas seulement en France. De nos jours, nous sommes bombardés de données scientifiques ! Or il y a un décalage entre le temps scientifique et l’immédiateté des médias.

Le fait que les politiques se soient emparés de la science introduit aussi un biais. L’esprit scientifique a tendance à être relativement basé sur le doute. Il n’y a pas de vérités établies, comme on aimerait l’entendre, mais plutôt une progression constante des connaissances et une éventuelle remise en cause. A l’inverse, le politique recherche des certitudes, de façon à pouvoir baser sa stratégie sur des bases solides et rationnelles.

Il existe des failles dans ce maillage entre scientifiques, politiques, médias et société. En période de crise, ces interactions sont soumises à une extrême tension. Quand quelque chose dérape, notamment lors de l’administration d’un médicament ou d’un vaccin, il est clair que la population n’en tire que les conclusions négatives. Et la défiance augmente encore d’un cran !

Les réseaux sociaux accentuent ce phénomène…

P. S. – Oui, de toute évidence. Les réseaux sociaux représentent la négation de ce que doivent véhiculer les médias, à savoir l’esprit critique et le contrôle des informations. Beaucoup de contenus s’appuient sur le sophisme, une façon de faire passer des contrevérités en jouant sur l’émotion. Le complotisme, le populisme et le charlatanisme y trouvent, hélas, toutes leurs racines.

Sur les réseaux sociaux, tout circule sans aucun filtre et un grave problème se pose : l’interprétation de données par des non-scientifiques se retrouve à avoir autant de poids que l’explication du chercheur lui-même. Par exemple, le doute vaccinal existait déjà mais il a explosé avec l’essor des réseaux sociaux. Fort heureusement, dans le cadre de la pandémie de Covid-19, le refus de vaccination ne se confirme globalement pas, contrairement à ce que craignaient les politiques.

Les antivaccins les plus virulents diffusaient volontiers l’idée que les vaccins n’étaient pas testés et qu’ils ne faisaient pas l’objet d’essais cliniques. Pourtant, jusqu’à présent, on a rarement vu des études cliniques porter sur 30 000 personnes, un chiffre multiplié par deux avec les groupes de contrôle. C’est énorme ! Les citoyens ont majoritairement intégré les bénéfices de cette vaccination. J’y vois des graines d’évolution positive, bien que tout cela demeure très fragile.

Quels enseignements tirez-vous de cette crise ?

P. S. – Nous devons absolument nous réapproprier une capacité nationale ou européenne de réaction scientifique et technique devant un événement de cette ampleur. Il est vital de pouvoir développer des outils de diagnostic rapidement, de produire des médicaments ou des vaccins.

Nous ne pouvons pas laisser filer tous ces savoir-faire dans d’autres pays au nom de la globalisation. Dès qu’une pandémie survient, le nationalisme économique reprend le dessus. Nous l’avons constaté au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis.

Nous avons également pris conscience que notre système de santé, quelle que soit sa qualité, était fragile lorsqu’il était soumis à un crash-test tel qu’une pandémie. Il faut donc le renforcer et surtout intensifier la prévention en amont, en particulier dans le domaine des maladies infectieuses. C’est quasiment culturel, la France demeure en retard en matière de médecine préventive.

Quelles sont les autres priorités ?

Des moyens supplémentaires sont nécessaires en épidémiologie, une discipline devenue très scientifique. Pour la première fois, les décisions politiques ont utilisé la modélisation de la dynamique de l’épidémie. Il serait intéressant d’augmenter le nombre d’écoles de santé publique capables d’intégrer toutes ces données de mathématiques, de probabilités, et de biologie fondamentale, afin de mettre en place des méthodes performantes de diagnostic et de suivi des épidémies.

Par ailleurs, les survenues de pandémies étant liées à des mécanismes multifactoriels, nous devons nous intéresser davantage à la notion de « One Health », c’est-à-dire une seule santé sur notre planète, en prenant mieux en compte le fait que la santé humaine, animale et environnementale sont interdépendantes en termes de santé publique.

Dans les universités, la formation isole les différentes disciplines, alors que tout le monde devrait travailler ensemble : les médecins, les biologistes, les vétérinaires, les épidémiologistes, etc. C’est un concept de progrès médical par l’interdisciplinarité. Il y a trop de silos dans notre pays.