Dans votre ouvrage intitulé « Eloge du sommeil à l’usage de ceux qui l’ont perdu », vous abordez la question du sommeil sous un angle sociétal. Pour quelles raisons ?

Dalibor Frioux – On réduit souvent le sommeil à une question de bien-être individuel. S’il relève certes de la sphère privée, il est déterminé par des enjeux politiques et moraux, au même titre, par exemple, que la sexualité. C’est d’ailleurs son paradoxe : le sommeil est une façon d’être en rupture avec la société, mais sa longueur, sa qualité, sa valorisation, le jugement moral que l’on y appose… sont définis par la société.

Parmi ses enjeux figurent la santé et la sécurité. Si, fondamentalement, le sommeil restaure notre attention et notre présence au monde, on sait qu’il y a énormément de drames humains et de fautes professionnelles consécutifs à un manque de sommeil. Ce n’est pas tout : la question du sommeil renvoie également aux inégalités sociales. Pour de multiples raisons, comme une plus grande exposition au bruit ou à un univers lumineux, ou des logements moins spacieux, ce sont les classes les plus défavorisées qui sont les plus touchées. Et l’on sait que les carences en sommeil ont des incidences néfastes sur le poids, la scolarité ou encore l’apprentissage. Le sommeil n’est pas le seul déterminant, mais il fait partie d’un tableau clinique où tous les risques sont associés.

Le sommeil est donc une question politique…

D.F – Exactement ! Si l’on prend les injonctions culturelles dominantes, le style de vie plébiscité, c’est l’abolition du sommeil ! Dans ces représentations, dormir est synonyme d’ennui, de perte de temps, d’obstacle à une vie nocturne faite d’expériences et de rencontres enrichissantes… Ces injonctions politico-culturelles ont d’ailleurs des implications très concrètes : des commerces qui ferment de plus en plus tard et des services publics qui leur emboîtent le pas. A titre d’exemple, les transports fonctionnent désormais jusque tard dans la soirée et, par conséquent, imposent un travail de nuit à toutes les personnes chargées d’assurer la continuité du service, la sécurité des voyageurs, le contrôle des rames…

Au final, vous arrivez à un modèle d’une ville qui ne dort jamais et qui entre dans une compétition sur la vie nocturne avec d’autres métropoles. Paris, dit-on, serait en retard sur Barcelone, Berlin ou Londres ! L’agenda culturel et politique de la capitale est très clair, puisque sa maire, Anne Hidalgo, a annoncé qu’à terme les transports parisiens seraient disponibles 24 heures sur 24.

Le problème est que le sommeil n’est pas une variable d’ajustement : si vous en manquez de façon chronique pendant plusieurs années, ça ne se rattrape jamais. Ce déficit favorise le cancer, l’obésité et toutes sortes de maladies… Il y a une durée incompressible qu’il faut respecter, mais il faut aussi qu’il y ait un désir social de sommeil, ce qui, comme nous l’avons vu, n’est aujourd’hui pas le cas.

Se mettre en sommeil serait donc une forme de « désobéissance civile qui s’ignore », selon votre formule ?

D.F – On réduit souvent le sommeil à une question de bien-être individuel. S’il relève certes de la sphère privée, il est déterminé par des enjeux politiques et moraux, au même titre, par exemple, que la sexualité. C’est d’ailleurs son paradoxe : le sommeil est une façon d’être en rupture avec la société, mais sa longueur, sa qualité, sa valorisation, le jugement moral que l’on y appose… sont définis par la société.

Parmi ses enjeux figurent la santé et la sécurité. Si, fondamentalement, le sommeil restaure notre attention et notre présence au monde, on sait qu’il y a énormément de drames humains et de fautes professionnelles consécutifs à un manque de sommeil. Ce n’est pas tout : la question du sommeil renvoie également aux inégalités sociales. Pour de multiples raisons, comme une plus grande exposition au bruit ou à un univers lumineux, ou des logements moins spacieux, ce sont les classes les plus défavorisées qui sont les plus touchées. Et l’on sait que les carences en sommeil ont des incidences néfastes sur le poids, la scolarité ou encore l’apprentissage. Le sommeil n’est pas le seul déterminant, mais il fait partie d’un tableau clinique où tous les risques sont associés.

Vous montrez également dans votre ouvrage qu’il existe une dimension religieuse dans la mesure où le christianisme valorise l’éveil, contrairement à l’hindouisme.

D. F – Il existe effectivement une grande différence entre ces deux religions sur la valeur accordée à la conscience et à l’individu. Le christianisme valorise la conscience individuelle pour en faire une âme éternelle. Dès lors, dormir signifie réduire son temps de prière, d’attention à soi et au monde, et n’a donc pas de valeur en soi. De surcroît, le sommeil peut être assimilé à de la paresse, à de la luxure, à une forme de complaisance avec le corps. C’est aussi le monde du rêve et de l’évasion, ce qui n’est pas bien vu puisque la personne se retrouve alors hors de tout contrôle. Dans le paradigme chrétien, la vraie vie est donc la vie éveillée, consciente et volontaire.

Dans l’hindouisme et les traditions asiatiques, l’individu, la conscience et la volonté sont beaucoup moins valorisés. Pour ces philosophies, le moi est un mirage, et la conscience est le siège d’illusions et d’un ego qu’il faut abolir. Pour l’hindouisme, l’état de conscience éveillée n’est qu’un état partiel. Dans l’échelle des valeurs de l’hindouisme, l’étape supérieure est le sommeil sans rêve qui équivaut à un oubli de soi total : il en résulte un sentiment de ressourcement majeur comme si l’on s’était soulagé du carcan de l’individualité, que l’on doit en permanence défendre, supporter, présenter toute une vie durant.

Cette volonté d’éveil n’est-elle pas une caractéristique de l’individualisme contemporain, tel que décrit par le sociologue allemand Hartmut Rosa, lequel montre que l’individu se met en compétition avec lui-même dans tous les comportements de son existence ?

D. F – Tout à fait ! On sait depuis Alexis de Tocqueville que les sociétés démocratiques placent les individus en situation de rivalité les uns avec les autres dans la mesure où, la société n’étant plus figée comme au temps de l’Ancien Régime, chacun peut aspirer à être à la place de l’autre.

Le fait contemporain est que, de nouveau par une injonction sociale, l’individu est placé dans une situation où il doit être le héros de ses multiples vies : être un parent exemplaire, avoir une vie amoureuse et professionnelle intense, une vie sociale de qualité, bref avoir une existence parfaite dans tous les domaines… C’est naturellement épuisant et impossible ! Et le sommeil fait les frais de cette pression sociale, sachant qu’il est devenu lui-même un oukase : il faut avoir des nuits de qualité, nous dit-on, car cela est bon pour la forme physique, le moral, la qualité de la peau…

Quelles conditions seraient nécessaires, selon vous, pour rétablir la « valeur sommeil » ?

D.F  – Malheureusement, la cause semble compromise avec le phénomène massif de l’urbanisation. Car ce qui menace le plus le sommeil, c’est la perte du cycle naturel du jour et de la nuit. A partir du moment où vous avez quitté ce cycle, vous avez définitivement grippé la synchronisation entre l’individu et la nature, entre le cerveau et les grands cycles lumineux. Nous allons vers des sociétés où le sommeil devra être de plus en plus défendu. Puisque l’urbanisation du monde semble inéluctable, il faudra retrouver une forme de nature dans les villes. Il y a déjà des initiatives en ce sens, comme l’extinction des lumières à partir d’une certaine heure ou la défense du ciel nocturne. Car si vous ne pouvez plus contempler la nuit, vous n’aurez pas un sommeil de qualité. Au mieux, vous récupérerez de votre fatigue.

Ou vous avez recours à des somnifères…

D. F – Oui, et c’est tragique. Comme le sommeil naturel est de plus en plus en perdition, on vous propose un sommeil de substitution, un sommeil sur ordonnance. Le marché des tranquillisants est en pleine expansion et on trouvera certainement un jour un somnifère ayant peu d’effets secondaires. Mais il ne remplacera jamais le sommeil naturel ! Ce qui est tout aussi inquiétant est que le sommeil artificiel induit un état de veille artificiel, qui nécessite la prise d’amphétamines pour pouvoir être en forme. Il en résulte une production d’humains « dans le gris » : ni véritablement endormis, ni tout à fait éveillés, une situation sur laquelle se développe tout un marché économique. Au final, le sommeil est comparable aux biens communs dont on a organisé la rareté, et que l’on revend sous forme de prestations. Défendre la valeur sommeil est donc bien une question politique !