«Ma seule expertise, c’est mon expérience ! Je ne suis pas un soignant, simplement un ancien dépendant, aujourd’hui patient-expert, qui sait ce que traversent les patients en phase de sevrage. J’apporte un savoir expérientiel sur cette maladie que j’ai vécue très intensément. » « Cocaïne, héroïne, joints, alcool à des niveaux incroyables », après plus de vingt ans d’addictions, d’accidents de parcours, de cures, de post-cures et de rechutes le menant jusqu’à sombrer dans la précarité, Guillaume Dumont, 64 ans, intervient au sein du service de psychiatrie et d’addictologie de Bichat-Beaujon.

Son regard bleu délavé et ses cordes vocales écorchées disent à eux seuls les claques et les bosses qui ont jalonné sa vie de « polytoxicomane multirécidiviste », lui qui n’a « jamais aimé le goût de quelque alcool que ce soit ».

Parce qu’il a accompli l’effort immense que représentent le parcours de soins, la remise à flot administrative, la culpabilité d’avoir brisé les jolies choses et les excuses à l’entourage, Guillaume sait comment tendre la main à ceux qui n’en sont qu’au début du chemin. Comme les autres membres de l’Association des patients-experts en addictologie, après avoir justifié des deux années d’abstinence requises, il a fait l’objet d’un processus de recrutement serré, puis a suivi une formation dispensée par le centre de formation continue de l’AP-HP. Et en 2017, il a passé un diplôme universitaire (DU) d’addictologie.

 

Les patients-experts pour s’identifier

« Pas de conseils directs. Je ne suis pas un coach. Je reviens systématiquement à mon propre vécu » : parler à la première personne, c’est la règle d’or du patient-expert. Et dans la confidentialité des groupes de parole qu’il coanime avec un soignant, comme dans l’intimité de la chambre d’hôpital où il intervient seul, c’est par identification réciproque que se crée le lien avec le malade.

Un soutien précieux dans un combat ponctué de périodes d’arrêt et de rechutes. « L’addiction est une maladie chronique, et les patients-experts contribuent à véhiculer ce message, confirme la Dre Delphine Moisan, psychiatre addictologue, responsable de l’unité de traitement ambulatoire des maladies addictives. En effet, les retards de soins sont fréquents, car les représentations sociales, par exemple autour de l’alcoolisme, ne renvoient pas l’image d’une maladie, mais celle d’un manque de volonté, voire d’une tare ou d’un vice. Et quoi de plus difficile que de demander de l’aide quand on pense présenter un vice ? »

 

Expliquer la dépendance

« Je sais à présent que l’addiction est liée à un dysfonctionnement du circuit de la récompense », témoigne Evelyne Petit, 58 ans. Mais avant de le comprendre, elle s’est culpabilisée d’avoir, pendant des années, « bu du matin au soir et du soir au matin, comme un besoin vital, même des boissons [qu’elle exécrait]. Je me haïssais et je regrette d’avoir appris sur le tard ce qui se joue dans le cerveau d’un addict. J’aurais voulu le savoir avant. Il faudrait l’enseigner aux enfants dans les écoles ! »

« Sauvée », après une tentative de suicide, par une cure, une post-cure et le soutien des Alcooliques anonymes, elle est aujourd’hui très investie dans les groupes de parole de Bichat-Beaujon. Elle anime notamment celui qui rassemble les proches des patients dépendants.

Mis en place en 2015, le dispositif des hôpitaux Bichat et Beaujon fait du patient-expert un partenaire, avec lequel l’équipe soignante coconstruit des projets de soins. « Les temps de discussion sont nombreux entre les intervenants, mais la relation entre le patient et le patient-expert leur est propre, à la fois par respect de la confidentialité des échanges et parce que le patient-expert doit, lui aussi, avoir une marge de manœuvre dans son action », souligne Geoffrey Dufayet, psychologue.

Les temps de discussion sont nombreux entre les intervenants, mais la relation entre le patient et le patient-expert leur est propre.” Geoffrey Dufayet, psychologue

Un rôle de formation

Outre leur mission clinique, les patients-experts sont également associés à l’organisation des soins. « Ils donnent leur opinion sur le contrat de sevrage que signent les malades pris en charge, détaille ce professionnel. Qu’est-ce que ça fait de ne pas fumer pendant cinq jours lorsqu’on est hospitalisé ? Que ressent-on lorsqu’on vous impose un éthylotest à chaque retour de permission ? Leur avis est un retour qualité très pertinent sur nos pratiques. »

Enfin, ils ont un rôle de formation, auprès des étudiants en médecine, des personnels médicaux en activité ou de professionnels en contact avec les addicts, comme les magistrats ou les travailleurs sociaux.

 

Combattre les clichés

Etudiante en huitième année de médecine, Awa Mallet se souvient de ses cours consacrés aux addictions. Parmi les exercices proposés, un jeu de rôle avec un patient-expert : il s’est cassé le col du fémur, et ses analyses laissent penser qu’il consomme de l’alcool. Comment aborder le sujet ? Comment se comporter face au déni ? L’exercice était d’autant plus utile que, de son propre aveu, Awa ignorait que l’alcoolisme était une maladie. « Pour illustrer la force des représentations sociales, on nous a demandé de citer tous les clichés qui circulent sur les alcooliques. » Ce qui en est ressorti l’a surprise : « Les jugements étaient bien pires à l’égard des femmes. Une femme qui boit est vue comme sale, négligée, mauvaise mère. Au final, les patients-experts ont rappelé qu’il s’agissait d’une pathologie et que nous devions avoir conscience que nous nous adressions à des malades, pas à des gens qui ont raté leur vie. »

Je me haïssais et je regrette d’avoir appris sur le tard ce qui se joue dans le cerveau d’un addict. J’aurais voulu le savoir avant.Evelyne Petit, 58 ans

Etablir des garde-fous

Béquilles, témoins, formateurs… les patients-experts sont aussi des messagers. « Les malades les utilisent parfois pour informer leur thérapeute quand ils ont reconsommé d’un produit et qu’ils ont du mal à s’en ouvrir aux professionnels de santé », explique Delphine Moisan.

« On nous fait facilement des confidences, parce qu’on est du même terreau », reconnaît Guillaume Dumont. Mais que faire de cette parole livrée ? Comment la maintenir à distance lorsque l’on a soi-même été en proie à une consommation irrépressible de produits nocifs ?

« Lors d’une séance d’un groupe “Entourage”, j’ai entendu le témoignage d’un homme dont la femme était addicte à l’alcool, se souvient Evelyne Petit. Et j’ai pensé : “Ce qu’elle fait vivre à son mari, je l’ai moi-même fait subir à mes proches.” Je n’ai pas réalisé immédiatement l’effet que cela avait produit sur moi. C’est quand, la nuit suivante, j’ai fait un cauchemar dans lequel je buvais, que j’ai compris à quel point cette séance avait eu des répercussions sur moi. »

Face à cette situation bien documentée, des garde-fous ont été établis. Afin de protéger les patients-experts d’éventuelles résonances négatives, une supervision individuelle ou collective avec un psychologue de l’équipe a lieu systématiquement pour analyser et faire le tri.

Soucieuse de parfaire sa connaissance des mécanismes addictifs, Evelyne Petit passe actuellement un DU d’addictologie. « Être patient-expert, c’est un rôle très valorisant… presque une petite revanche », observe-t-elle. Guillaume Dumont, quant à lui, entend faire profiter les malades de sa stabilité retrouvée. « Ce statut d’ancien malade permet de tisser un lien un peu magique. Parfois, un simple “Ouais… je sais”, et on redonne de l’espoir. » •