« Pénuries de médicaments très utiles et peu coûteux »
La production de médicaments qui ne sont plus protégés par un brevet intéresse moins les laboratoires, ce qui provoque des pénuries de traitements pourtant très utiles et peu coûteux, déplore la sociologue Gaëlle Krikorian, auteure du livre Des Big Pharma aux communs (Lux, 2022). Militante en faveur de l’accès aux soins, elle plaide pour une transformation de l’économie pharmaceutique, basée sur la transparence et l’intérêt général.
La France connaît régulièrement des pénuries de médicaments. Lesquels ?
Gaëlle Krikorian – Dans les pays occidentaux, que ce soit en Europe ou aux États-Unis, les pénuries de médicaments sont récurrentes depuis 10 à 20 ans. Ce phénomène est devenu plus visible pendant la pandémie de Covid-19 et continue de s’accélérer depuis. La gamme de produits concernés est de plus en plus large, avec un impact à la fois sur les adultes et les enfants. Il peut s’agir d’antibiotiques très connus, tels que l’amoxicilline ou le Flagyl® qui a aussi une action antiparasitaire. On retrouve également des antidouleurs, comme le Doliprane®, des corticoïdes contre l’asthme, des anticancéreux ou des traitements d’urgence cardiaque ou même en cas de choc anaphylactique.
Ces pénuries touchent souvent de vieux médicaments, peu coûteux, mais très utiles d’un point de vue de santé publique. N’importe quel médecin dira qu’il existe une trentaine de médicaments, voire une cinquantaine, dont il faudrait toujours pouvoir disposer. Aujourd’hui, ces traitements de base ne sont pas accessibles à tous, alors que leur coût de fabrication est faible. C’est un paradoxe structurant du marché du médicament.
Comment expliquer une telle situation ?
G. K – En dépit de leur utilité, les médicaments intéressent moins les laboratoires dès lors qu’ils ne sont plus protégés par un brevet. Les industriels privilégient les traitements récents sur lesquels ils obtiennent des monopoles pour générer de gros profits. Par ailleurs, l’insuffisance de production des molécules génériques s’explique par les délocalisations. Beaucoup de groupes pharmaceutiques occidentaux ont fait le choix de localiser une grande partie de leurs outils de production dans des pays fabriquant à moindre coût. La France, comme l’Europe, a ainsi perdu des lieux de production en raison d’une forte concentration visant à garder seulement un ou deux sites à l’échelle globale.
Cette logique de marché globalisé, sur laquelle on a construit toute l’économie du médicament depuis plusieurs décennies, ne fonctionne pas dans le domaine de la santé : elle ne permet pas de répondre à de nombreux besoins de santé. Au contraire, elle pose de graves difficultés, à l’instar des pénuries que nous subissons.
Les laboratoires réclament des hausses de prix pour les médicaments innovants. Est-ce justifié ?
G. K – Depuis vingt ans, l’évolution des prix des médicaments dits innovants est délirante. Les traitements contre le sida engageaient une dizaine de milliers d’euros par patient et par an et, à l’époque, on trouvait ce montant onéreux. Actuellement, une cure de trois mois contre l’hépatite C coûte entre 20 000 et 50 000 euros. Les chimiothérapie anticancéreuses atteignent 100 000 à 200 000 euros par malade et par an. Les tarifs grimpent davantage pour certaines maladies orphelines. Une dose de Zolgensma®, une thérapie génique destinée aux bébés souffrant d’amyotrophie spinale, s’élève à 2 millions d’euros.
Le fait qu’il soit question de la survie des personnes place les laboratoires en position de force pour exiger des prix très élevés. Les Etats font face à une double pression : d’un côté, la population veut accéder à ces produits innovants et, de l’autre, les industriels font du chantage à la vie pour augmenter le prix à l’infini dans un contexte de financiarisation important.
D’un point de vue politique et démocratique, il est problématique d’affirmer que la santé constitue un droit fondamental que l’Etat doit garantir, tout en autorisant de telles hausses pour des médicaments vitaux. Ce débat pose la question du niveau de marges et de profits des laboratoires. Est-il normal de dégager des milliards d’euros sur des médicaments ? En parallèle, l’opacité perdure sur le coût des essais cliniques par patient et sur les sommes réellement investies dans la recherche et le développement, tant de la part du secteur privé que du secteur public.
Quelles sont les conséquences sur l’accès aux soins ?
G. K – La situation actuelle ne permet pas de répondre aux besoins de santé d’un nombre croissant de personnes. C’est la conséquence des prix très élevés des médicaments innovants et de l’inaccessibilité des vieux produits insuffisamment fabriqués.
Ces dernières années, les médecins d’hôpitaux ont souvent dénoncé un manque de personnel mais également de traitements nécessaires. Leurs alertes n’ont pas provoqué de changement radical. Des médicaments restent absents des pharmacies d’hôpitaux. Et dans les officines de ville, les patients sont, eux aussi, de plus en plus fréquemment confrontés à des pénuries. Les gens ne doivent pas s’y habituer, parce qu’on pourrait procéder autrement. C’est essentiel à prendre en compte.
Comment sortir de ce cercle vicieux ?
G. K – Le besoin de transparence est au cœur des problèmes et des solutions. Mettre fin à l’opacité assainirait ce système défaillant, en redonnant aux pouvoirs publics des marges de négociation avec les industriels. Plus de transparence fera des citoyens des alliés de l’Etat dans le rapport de force avec les grands laboratoires, plutôt que l’inverse. Rien ne changera sans débat public, questionnements et demandes de la population.
Les médicaments doivent devenir des biens communs, avec des règles de fonctionnement fondées sur l’intérêt général pour faire exister la ressource et la rendre accessible à tous ceux qui en ont besoin. Désormais, nous ne parlons pas seulement de générosité envers les pays les plus pauvres. Il est urgent de transformer l’économie pharmaceutique car tous les pays sont au pied du mur. Agir autrement ne signifie pas signer des chèques à l’industrie les yeux fermés. Il faut stopper cette fuite en avant qui consiste à avantager les gros acteurs, soi-disant parce qu’ils contrôlent le monde et peuvent produire.
Comme l’a démontré la crise sanitaire, la production dépend de nombreuses petites et moyennes entreprises (PME), avec lesquelles nous pouvons travailler différemment. En outre, l’échelle globale n’est pas fonctionnelle. Vraisemblablement, l’échelle optimale serait régionale, continentale ou sous-continentale : Europe, Amérique latine, Afrique du Sud, Afrique du Nord, etc. En France, beaucoup de PME disposent encore de capacités de production. L’Etat doit travailler avec ces entreprises. De nos jours, produire un peu plus cher des médicaments anciens, dans des conditions écologiques acceptables, n’est pas forcément un problème, à condition de savoir ce qui est financé.