L’Europe sociale, tout le monde en rêve. Mais elle semble s’éloigner à mesure que l’on cherche à s’en approcher. A des règles communes comme la limitation du temps de travail hebdomadaire ou l’encadrement du travail détaché, répondent en effet de nombreuses stratégies de concurrence intra-européennes, voire de dumping social et fiscal. Les laborieux efforts de convergence se heurtent régulièrement à une lutte sans merci pour la compétitivité économique des ensembles nationaux.

Une bataille d’autant plus difficile à gagner pour les partisans d’une Europe sociale que, pour l’essentiel, les politiques sociales sont assez largement en dehors du spectre de compétences de l’Union européenne, notamment pour tout ce qui touche aux assurances sociales, ce dont témoigne la grande diversité des modèles au sein de l’Union.

Plutôt que de continuer à rêver d’une harmonisation qui ne viendra pas avant longtemps et qui pourrait d’ailleurs se faire par le bas plutôt que par le haut, mieux vaudrait sans doute procéder de façon plus défensive en organisant les conditions nécessaires pour que chacun des Etats membres puisse faire vivre son contrat social domestique de façon autonome et responsable. Autonome parce qu’il est le fruit de préférences collectives ayant en général un large soutien démocratique. Responsable car, pour que les autres puissent en faire autant, il faut endiguer les jeux de concurrence excessive auxquels se livrent de nombreux Etats membres.

Parmi les conditions de cette régulation défensive, la mise en place de limites minimales à la compétition entre Européens semble s’imposer. Il faudrait sans aucun doute le faire en matière fiscale (l’OCDE elle-même propose un taux plancher d’impôt sur les sociétés). Mais pourquoi ne pas l’envisager sur le salaire minimum, comme l’a récemment suggéré le président de la République Emmanuel Macron en proposant un « bouclier social » dans sa récente adresse aux « citoyens d’Europe » ?

Le sujet n’est pas neuf en réalité. Il avait fait l’objet, sous la précédente mandature, d’un rapport du député Philip Cordery (« Rapport sur le salaire minimum au sein de l’Union européenne », juin 2016). Il n’est pas non plus strictement franco-français : il a également le soutien de nombreux parlementaires européens, ainsi que du président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker.

Seuls 6 pays sur 28 n’ont pas encore de salaire minimum (Italie, Danemark, Suède, Finlande, Autriche et Chypre).

L’idée de salaire minimum fait d’ailleurs quasiment partie des standards du « modèle social européen ». Seuls 6 pays sur 28 n’en ont pas encore (Italie, Danemark, Suède, Finlande, Autriche et Chypre). Et dans nombre de ces pays, les conventions collectives de branche en tiennent lieu. L’Allemagne, elle-même longtemps réticente, a fini par adopter un salaire minimum en 2017 sous la pression des sociaux-démocrates, dans le cadre de la « Grosse Koalition », et d’une partie de ses voisins européens.

Le fait est cependant que, si l’existence d’un salaire minimum tend à se généraliser au sein de l’Union, les niveaux en sont très hétérogènes. En 2018, ils s’étagent de 260 euros bruts mensuels en Bulgarie à 1 998 euros au Luxembourg, sept pays seulement ayant un smic supérieur à 1 000 euros. Ces données doivent bien sûr être corrigées de la diversité des niveaux de prix entre les différents Etats membres, c’est-à-dire exprimées en parité de pouvoir d’achat. Mais, même ainsi considérée, l’hétérogénéité reste importante : de 525 euros en Bulgarie à 1 587 au Luxembourg.

On pourra objecter que le niveau du salaire minimum doit s’apprécier au regard de la distribution des revenus du travail dans chaque pays. Mais, même à la lumière de cet indicateur, l’hétérogénéité demeure : en 2017, le salaire minimum représente entre 37 % et 39 % du revenu moyen en Tchéquie, Slovaquie, Espagne…, et entre 49 % et 54 % au Luxembourg et en Slovénie. En outre, la diversité des règles d’indexation fait qu’il est très inégalement dynamique selon les pays, et la diversité des taux de prélèvement sur salaire influe également sur l’hétérogénéité du salaire minimum net.

Quels seraient les avantages d’un salaire minimum européen exprimé, par exemple, en pourcentage du salaire médian de chaque pays ? Tout d’abord, soutenir le niveau de vie des travailleurs aux revenus les plus faibles : fixé à un niveau approprié (cette condition a toute son importance), le salaire minimum permet d’augmenter ce niveau de vie, sans pour autant avoir des effets négatifs sur l’emploi. Ensuite, le fonctionnement de l’économie européenne s’en trouverait amélioré : la fixation d’un salaire minimum permettrait en effet d’atténuer les stratégies de dumping social et de concurrence excessive sur les salaires.

Les pays qui ont actuellement les salaires minima les plus élevés (dans l’ordre, le Luxembourg, l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas, la France…) pourraient très bien les maintenir au niveau actuel, mais auraient le bénéfice d’une moindre concurrence de leurs voisins ayant les salaires minima les plus bas. En revanche, ces derniers seraient conduits à augmenter progressivement leur salaire minimum, mais auraient le bénéfice d’un surcroît de pouvoir d’achat chez les travailleurs les plus modestes, qui sont aussi ceux qui ont la plus grande propension marginale à consommer.

Fixer le salaire minimum européen entre 50 % et 60 % du salaire médian dans chaque pays.

Pour donner corps à cette perspective, la proposition retenue en 2016 par le rapport Cordery pourrait fournir une première base de discussion. Celui-ci proposait de fixer le salaire minimum européen entre 50 % et 60 % du salaire médian dans chaque pays, chacun pouvant ensuite, bien sûr, fixer un niveau supérieur, comme c’est le cas aujourd’hui pour plusieurs d’entre eux. Il faut noter que, au moment où le rapport Cordery était publié, la plupart des salaires minima se situaient dans les parages ou au-dessus de 50 % du salaire médian local.

Naturellement, dans l’état actuel du droit de l’Union, c’est-à-dire à traités constants, il serait impossible d’établir une telle norme commune. Et il est douteux qu’un nouveau traité vienne ouvrir une telle possibilité avant longtemps. Mais on pourrait très bien imaginer que les Etats membres en prennent l’engagement réciproque dans un premier temps.