Tribune d’Élyne Étienne, chargée de Végécantines, campagne de l’Association végétarienne de France

2020 – Mastère spécialisé Innovations et politiques pour une alimentation durable à Montpellier SupAgro.

2019 – Chargée de développement à l’association Futur au présent.

2018 – Master de science politique à Sciences Po Paris.

L’agriculture bio pourrait-elle ou non produire assez de nourriture pour 10 milliards d’êtres humains ? Voilà une question devenue tarte à la crème pour les journalistes. Pourtant, la poser ainsi, c’est souvent passer à côté du problème. Demande-t-on à l’agriculture chimique si elle permet d’éviter les famines ? Nous savons que la réponse est non. Car nos systèmes agricoles et alimentaires dépendent bien plus que de nos seuls modes de production : ils ont trait à la répartition, à l’accès, à la gouvernance, au nombre d’intermédiaires…

« La sécurité alimentaire est assurée quand toutes les personnes, en tout temps, ont un accès physique, social et économique à une alimentation suffisante, sûre et nutritive » (Sommet mondial de l’alimentation, 1996). La quantité de nourriture produite n’est donc qu’une petite partie du débat, qui se résume ici à l’accès matériel à une alimentation suffisante.

Au niveau mondial, il n’y a d’ailleurs pas de problèmes en matière de quantité de nourriture produite puisque, sur 4 000 kilocalories récoltées, 1 200 sont destinées à l’alimentation animale, 800 gaspillées, et seulement 2 000 directement consommées en moyenne (1).

Le changement des modes de consommation (moins de gaspillage et surtout moins de produits carnés) est donc le premier levier pour assurer une quantité de nourriture suffisante à tout citoyen du monde, pour qu’alimentation humaine et animale n’entrent plus en concurrence, et pour que l’élevage ne contribue plus à la dégradation ou à l’aridification d’écosystèmes essentiels à l’agriculture.

Le système alimentaire dépend bien plus que de nos seuls modes de production.

L’accès social et économique à l’alimentation dépend de la capacité d’une population à acheter de la nourriture. A cet égard, qu’importe la quantité de nourriture produite si les ménages les plus pauvres n’ont pas les moyens de l’acheter. La crise économique liée au coronavirus est l’épisode le plus récent qui le révèle : les personnes les plus précaires, qui sont de plus en plus nombreuses à faire la queue devant les banques alimentaires, n’ont pas besoin d’aide parce que la France ne produirait pas assez de nourriture, mais parce qu’elles n’ont pas les revenus suffisants pour s’en acheter.

Se posent également les questions de l’accès géographique et de la diversité alimentaire consommée. Pour que les populations puissent accéder facilement à tous les nutriments nécessaires à leur bonne santé, cela nécessite qu’elles puissent cultiver et consommer localement une pluralité d’aliments. Cette consommation locale et diversifiée nécessite que les agricultrices et agriculteurs aient des pratiques agroécologiques en associant différentes espèces ensemble et en faisant des rotations de culture. Seul ce mode de production permet un maillage territorial fin d’une offre agricole diversifiée, à la fois saine d’un point de vue nutritionnel, beaucoup plus écologique, et beaucoup plus résiliente (2).

Mais c’est souvent là que le bât blesse. Une agriculture territorialisée nécessite des filières locales robustes, une autonomie nationale présidant aux choix agricoles et alimentaires de son pays. Les ONG de développement et certains syndicats agricoles altermondialistes (3) parlent de « souveraineté alimentaire » pour défendre l’autonomie des pays du Sud dans leur politique commerciale, agricole et alimentaire. Cela signifie : pas d’ingérence, pas de pressions commerciales, pas de concurrence déloyale. Cela signifie surtout sortir de la rhétorique absurde et néocoloniale selon laquelle la France aurait vocation à nourrir le monde grâce à une agriculture productiviste tournée vers l’exportation. Absurde parce que la France importe 4 millions de tonnes de soja chaque année. Et néocoloniale parce que cette affirmation sous-entend que les autres pays seraient incapables de produire seuls leur propre nourriture.

Enfin, que l’on parle de transition démographique ou de transition agroécologique, un facteur important est celui de l’émancipation des femmes. Sur le plan démographique, le meilleur levier pour faire baisser un taux de fécondité n’est pas d’adopter des politiques contraignantes – et sexistes – sur les naissances, mais de donner aux femmes l’autonomie nécessaire pour choisir et une place égale dans la société.

En matière d’agroécologie, les femmes agricultrices sont nombreuses dans les pays du Sud, et leur spécialisation dans les cultures vivrières permet d’assurer la sécurité alimentaire des ménages. Elles constituent de fait un acteur stratégique dans les programmes de développement agricole, et leur intégration dans la gouvernance des territoires permet très souvent un développement plus écologique et plus social.

Tout comme le débat sur la soutenabilité environnementale d’une population en croissance cache en fait une vraie discussion sur l’empreinte environnementale individuelle et sur les disparités entre riches et pauvres (4), l’enjeu de la sécurité alimentaire amène davantage à discuter des systèmes alimentaires dans leur ensemble que de la quantité de nourriture produite. Plus qu’une question de soutenabilité et de sécurité alimentaire, les évolutions démographiques et enjeux environnementaux viennent chatouiller nos propres torpeurs existentielles devant la perte d’importance de la France dans le monde et devant les changements de modes de vie et de pensée nécessaires pour relever le défi de la transition écologique.

Ces enjeux révèlent les responsabilités qui sont les nôtres en tant que pays développé, en même temps qu’ils révèlent que la justice sociale ne peut se penser que dans l’autonomie des individus et des peuples, échangeant entre eux selon des principes d’équité.

Notes :
(1) Pour une alimentation durable. Réflexion stratégique du ALIne, par Catherine Esnouf, Marie Russel et Nicolas Bricas (coord.), éditions Quae, décembre 2011.
(2) « Agroécologie et droit à l’alimentation », par Olivier De Schutter, Rapport ONU, 8 mars 2011.
(3) A titre d’exemple, CCFD-Terre Solidaire et Via Campesina.
(4) « Pourquoi les nouveaux malthusiens se trompent », Note Terra Nova, janvier 2018.