Quelles sont les représentations sociales liées à l’alimentation dans notre société ?

Laurence Tibère – Quand on demande aux gens « Qu’est-ce que c’est pour vous bien manger ? », on repère certaines valeurs qui structurent nos relations à l’alimentation, même si les réponses diffèrent d’un pays à l’autre et dans une même société, car elles varient selon l’âge, le genre, le milieu social, voire la région d’origine.

Elles évoluent aussi dans le temps. Ainsi, pendant les années 1980, « bien manger », c’était un repas « à la française » avec entrée, plat, dessert, et contenant certains plats et aliments emblématiques. C’était aussi, et c’est toujours, corrélé aux valeurs de convivialité et de partage.

Dans les années 1990, on s’oriente vers la valorisation de la santé. L’équilibre alimentaire fait son apparition dans les enquêtes pour atteindre un niveau significatif dans les années 2000. Le « manger sain » intègre également la question du risque alimentaire, révélée avec les crises, celle de la vache folle en particulier. Une enquête du Crédoc de 2007 montre que, pour une bonne partie des Français, l’alimentation est un facteur de tensions, voire d’inquiétudes. L’équilibre alimentaire est surtout perçu sur le mode du « pas trop de », du « faire attention » et du « éviter ceci ou cela ». En 2015, le bien manger est associé à l’équilibre, mais cette fois, dans un rapport plus détendu, hédonique.

Et ces dernières années ?

L. T. – Enfin, on voit ces dernières années émerger certaines tendances comme la valorisation du « fait maison ». Peut-être faut-il voir dans cet engouement la volonté de contrôler un peu plus notre alimentation, au niveau économique, mais aussi au niveau de son contenu et de sa qualité.

Après des décennies où la disponibilité et l’accessibilité étaient au premier plan, on cherche à se reconnecter à la chaîne alimentaire, technique et économique, mais aussi à celle des valeurs et savoir-faire portés par les producteurs et les transformateurs insérés dans les territoires. Mais n’oublions pas que les représentations sociales ne se reflètent pas toujours dans les pratiques, lesquelles varient en fonction du niveau d’éducation, des revenus, de l’organisation matérielle de la vie sociale, etc.

Dans vos différents travaux, vous parlez de « modernité alimentaire ». Que recouvre cette expression ?

L. T. – La modernité a pris place avec l’amélioration des conditions matérielles d’existence après-guerre et l’avènement de la société de consommation. Une situation de sécurité et, pour certaines populations, un accès rapide à l’abondance alimentaire ont ainsi succédé à des temps de pénurie. La modernité est donc caractérisée par le fait d’avoir le choix : entre les produits et entre les modes de consommation. Elle s’accompagne d’un rapport plus réflexif aux nourritures, moins ancré dans l’allant de soi de la tradition et de la décision collective, une tendance accentuée par la valorisation de l’individu. La décision alimentaire devient davantage pilotée par des logiques centrées sur l’individu et sa capacité à faire des choix en autonomie.

En outre, avec les crises alimentaires et la montée de certaines pathologies, comme le diabète de type 2 ou l’obésité, cette réflexivité s’est couplée à l’anxiété, la peur de l’empoisonnement, la peur de la maladie ou celle de grossir. On prend conscience que l’hyper-productivité comporte des risques pour la santé, l’environnement, mais aussi pour les producteurs et tous les professionnels de la filière. Les aspirations actuelles pour une alimentation saine, plus respectueuse de l’environnement et plus solidaire s’inscrivent dans ces prises de conscience collectives, qui sont une étape de la modernité en France.

Cette conscience que l’alimentation peut être à la fois source de santé et de maladie est-elle propre à ce stade de la modernité alimentaire ?

L. T. – Pas du tout ! D’un point de vue anthropologique, le rapport à l’alimentation contient ce paradoxe selon lequel manger apporte du plaisir, du bien-être, mais peut être aussi vecteur de maladie, de mal-être, voire de mort. Dans le contexte de la modernité, il prend des formes particulières et s’agrège à d’autres aspects, notamment à un accroissement du niveau d’information de la population en matière de nutrition, ou encore à la notion de « bien-être animal ». Et puis, avec les crises alimentaires, on est passé d’une vision d’une alimentation considérée comme sûre sur le plan sanitaire à une remise en question de la confiance accordée à certains acteurs, tels les industriels ou les politiques, intervenant dans l’alimentation.

Ce stade de la modernité est-il spécifique à la France ou le retrouve-t-on dans d’autres pays ?

L. T. – De très nombreuses sociétés ont connu des changements en matière d’alimentation, liés, entre autres, au développement de la consommation de masse, à l’urbanisation, aux transformations dans la structure sociale et à celles des instances traditionnelles.

Si l’on considère que ces changements ont favorisé certaines situations sanitaires défavorables et des prises de conscience face à ces situations, alors, effectivement, on peut dire que la modernité se retrouve dans d’autres pays. Mais chaque contexte comporte des singularités selon son histoire, sa culture, son niveau de développement économique et social…

Comment, selon vous, pourrions-nous réduire les inégalités sociales de santé liées à l’alimentation ?

L. T. – Vaste question ! Je distingue d’abord les différences sociales des inégalités sociales. Les appartenances sociales sont porteuses de différenciation dans l’alimentation : les cadres n’ont pas le même rapport à l’alimentation et à la santé que les ouvriers. Et puis, on peut être cadre et venir d’une famille ouvrière, et porter l’héritage du modèle alimentaire de son milieu d’origine. Les situations varient aussi d’une région à l’autre, entre la ville et la campagne…

A côté de cela, il existe des différences liées à la capacité d’accéder à une alimentation satisfaisante tant au niveau quantitatif que qualitatif. Ces dernières sont fonction de la compréhension des informations sur les aliments, mais aussi des prix.

C’est pourquoi il faut à la fois favoriser l’accès cognitif à l’information, ce qui implique de rendre compréhensibles pour tous les éléments sur les produits, et favoriser l’accès économique.

En 2018, 69 % des consommateurs s’intéressaient à l’impact de leur alimentation sur leur santé et 61 % à son impact sur l’environnement.

Source : ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation.