Eco-anxiété, la déferlante
Du vague à l’âme à la profonde détresse, l’éco-anxiété fait son nid au rythme des projections alarmistes sur le dérèglement climatique et l’avenir de la planète. Pour la Dre Alice Desbiolles, épidémiologiste, « nous sommes tous des éco-anxieux en puissance, puisque les désordres environnementaux nous concernent tous ».
Qu’est-ce que l’éco-anxiété ?
Dre Alice Desbiolles – L’éco-anxiété est une sensibilité, un état d’âme qui se développe en réaction aux désordres environnementaux et à leurs conséquences sur la planète et sur les sociétés humaines. Cette hypersensibilité au monde présente plusieurs dimensions : la première, émotionnelle, est très puissante, avec des émotions comme la tristesse, la colère, l’impuissance, la culpabilité, l’impression d’avoir été floué. Cette sensation peut être très forte chez les adolescents au regard de l’ensemble des enjeux écologiques Il y a également une composante psychosomatique, avec des maux d’estomac, des insomnies ou une accélération du rythme cardiaque, face à une nouvelle anxiogène. Enfin l’éco-anxiété renvoie à une dimension existentielle, où la prise de conscience entraîne une mise en mouvement. C’est finalement la facette positive de ce sentiment, qui amène une remise en question, une transition intérieure, et des changements d’aspiration. Cela peut aller de la manière de s’alimenter, de s’habiller, de se loger, au choix d’un métier ou à des interrogations sur la parentalité.
Il existe un autre terme, la solastalgie, pour désigner ce phénomène. Les deux sont-ils synonymes ?
A. D. – « Solastalgie » vient du latin solacium, qui signifie « réconfort » et du grec algos, la « douleur ». Littéralement, c’est la perte du réconfort apporté par un lieu qui vous est cher et qui a été bouleversé par l’activité humaine ou une catastrophe naturelle. Ce néologisme est un peu l’inverse du mal du pays : le mal du pays, c’est le pays que nous quittons, tandis que la solastalgie, c’est le pays qui nous quitte. C’est ce que provoque le délitement d’un environnement, qu’il soit familier ou plus lointain. On l’a observé lors des terribles incendies en Australie. Cela déclenche une forme de tristesse chez certaines personnes, alors même qu’elles ne connaissent pas réellement ces hectares de bush partis en fumée.
La solastalgie a des racines communes avec l’éco-anxiété. Mais la temporalité diffère. L’éco-anxiété s’applique au futur, dans une projection eschatlologique, donc un peu de fin du monde. Avec la solastalgie, on est dans le présent et le passé, avec la nostalgie d’un milieu sauvage évanescent.
Considère-t-on l’éco-anxiété comme une pathologie ?
A. D. – Il faut faire le distinguo entre deux chemins que l’on peut emprunter face au déclin du monde naturel. On peut être dans une éco-anxiété adaptative, se rappeler que, depuis toujours, l’être humain est confronté à des menaces pour son intégrité et qu’il s’y adapte. Cela ne veut pas dire qu’il ne passe pas par des émotions inconfortables, mais la force de vie va être plus forte et les individus vont, par leurs lectures, leurs discussions, leurs engagements, mettre en place des stratégies pour faire face à la perception de cette menace.
A l’inverse, certains sombrent dans une éco-anxiété maladive, qui s’exprime par une importante souffrance morale, un retentissement négatif sur leur vie, au point de les empêcher de fonctionner ou d’aller travailler. Il s’agit alors de pathologies mentales caractérisées, comme la dépression, qui nécessitent un soutien.
Qui est concerné ?
A. D. – On ne naît pas éco-anxieux, on le devient ! Nous avons tous le potentiel de devenir éco-anxieux, puisque les causes, les désordres environnementaux, nous concernent tous. Il n’existe pas actuellement d’étude en population générale, montrant que tel profil, tel genre, telle catégorie socio-professionnelle, serait plus susceptible ou non d’en souffrir. Mais il y a des faisceaux d’indices qui pointent des populations sentinelles : d’une part toutes les personnes engagées sur ces questions écologiques, comme les militants, les scientifiques, les climatologues… Ces derniers se définissent d’ailleurs comme plus pessimistes que la moyenne. D’autre part, il y a les agriculteurs, qui voient les ressources dont ils dépendent se dégrader, notamment en cas de canicule et de sécheresse. Enfin, cette affliction touche une certaine jeunesse, qui se sent préoccupée par les prévisions scientifiques telles que les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, le Giec. Les horizons alarmistes à 2050 ou 2100 concernent directement ces jeunes, et demain leurs enfants.
Le phénomène s’amplifie-t-il avec la crise de la Covid-19 ?
A. D. – Depuis le début de la pandémie, avec les confinements, et dans un contexte de dégradation générale de la santé mentale, les jeunes ont payé un lourd tribut, et leur avenir est d’autant plus anxiogène.
Nous manquons de données spécifiques, mais j’ai pu faire quelques constats de manière empirique. L’anxiété est une réaction anticipatoire, dans la crainte d’un avenir considéré comme compromis. Les personnes éco-anxieuses anticipent des bouleversements sur notre manière d’habiter le monde. En ce sens, ce stress pré-traumatique officie comme une sorte de préparation émotionnelle face au potentiel catastrophe, qui fait que, paradoxalement, les éco-anxieux seraient un peu plus résilients que les autres.
Quelles pistes proposez-vous pour dompter ces angoisses ?
A. D. – D’abord il ne faut pas sous-estimer les vertus et bienfaits du contact physique avec la nature sur la santé mentale. D’autres leviers relèvent davantage de la gestion des émotions. C’est, par exemple, l’importance de lâcher prise sans renoncer à ses combats. Il y a un équilibre à trouver entre sa place et l’impact qu’on peut avoir face à des enjeux systémiques qui, de toute façon, dépassent la seule échelle d’action d’un individu. Cette recherche d’équilibre nécessite d’apprendre à ne pas s’hyper-responsabiliser, ni s’hyper-culpabiliser. On peut y arriver en se concentrant sur le seul temps qui nous appartient vraiment, le présent‧ Mais aussi via un engagement associatif ou politique, des actions de plaidoyer dans son entourage, à l’école de ses enfants…
Enfin, il peut être intéressant de se déconnecter des réseaux sociaux pour se reconnecter à soi-même, arrêter de partager des constats pour échanger des solutions, car, dans le domaine de l’environnement, les nouvelles sont plutôt sombres. La psyché humaine n’est pas faite pour supporter autant d’informations négatives !