« Elle est émue, elle a peur, elle a froid, elle a rêvé ! Que sais-je ? Elle est généralement souffrante au moins une semaine sur quatre. La semaine qui précède celle de crise est déjà troublée. Et dans les huit ou dix jours qui suivent cette semaine douloureuse, se prolonge une langueur, une faiblesse, qu’on ne savait pas définir ».  La femme…une éternelle malade. C’est ainsi que l’historien Jules Michelet décrivait la gent féminine dans L’Amour.

Et force est de constater que ce type de tableau caricatural était de mise au 19e siècle, alors que se construisaient des savoirs médicaux, qui, aujourd’hui encore, discréditent l’expression des symptômes féminins et pénalisent la santé des femmes.

Muriel Salle, maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’Université Lyon 1.
Muriel Salle, maîtresse de conférences en histoire contemporaine
à l’Université Lyon 1.

En 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen avait conféré aux êtres humains un certain nombre de droits dits naturels. « Les femmes étant reconnues de nature humaine depuis le 13e siècle, il aurait alors été légitime de leur allouer les mêmes droits qu’aux hommes, relate Muriel Salle, maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’Université Lyon 1. D’où l’invention, pour limiter ces derniers, de la notion de « nature féminine », une forme dégradée de la nature humaine. Alors que le discours médical est en train de prendre le pas sur la théologie, il est utilisé pour installer l’idée durable d’une invalidité féminine ». Invalidité du corps, mais aussi invalidité de l’esprit, qui permettent de justifier l’exclusion des femmes de la sphère politique, de la production des connaissances, de la gestion du patrimoine ou encore de la participation aux élections.

« Le problème n’est pas le stéréotype en lui-même, mais quand l’activation des stéréotypes dans certains contextes conduit à traiter de manière différente les individus, autrement dit, quand le stéréotype devient discrimination », estime l’historienne. En ce sens, la médecine a été produite par des hommes, qui ont élaboré des savoirs androcentrés, c’est à dire centrés sur un référent masculin. « Les femmes ne sont envisagées que par rapport aux hommes, de sorte que se constitue une épistémologie de l’exception : elles sont pensées secondairement et toujours comme des exceptions à la règle. Et la règle, c’est le corps masculin ».

Inégalités de santé liées au genre

Une situation dont notre société actuelle est encore tributaire. Aux étudiants en médecine, on enseigne toujours les manifestations de l’infarctus comme étant des symptômes universels, une oppression thoracique ou une douleur au bras gauche, autant de signes majoritairement présents chez les hommes. Or, dans un cas sur deux, les femmes victimes de crises cardiaques présentent un autre type de symptomatologie. Ce qui signifie que pas moins du quart de la population victime d’un accident cardiovasculaire présente d’autres signaux d’alarme que ceux qui sont enseignés aux futurs médecins. C’est là, en introduisant une discrimination qui invisibilise les femmes et leur symptomatologie spécifique, que la norme masculine devient problématique.

Ainsi, la première description de l’endométriose remonte à 1860 et a donné lieu à la publication de nombreuses thèses et articles. Il a pourtant fallu attendre 2016 pour voir cette pathologie inscrite au plan de travail de la Haute Autorité de santé (HAS), et 2020 pour que le président de la République lance un plan national de lutte contre cette maladie qui handicape une femme sur dix.

Ici aussi, l’histoire peut fournir une explication. En estimant que le corps des femmes dysfonctionne par nature, les médecins du 19e siècle ont expliqué certains phénomènes physiologiques comme les règles, la grossesse ou la ménopause, sous le seul angle du pathologique. Partant de ce postulat, la médecine a dès lors toujours tendu aux symptômes féminins une oreille très distraite.

Banalisation de la douleur

Conséquence de ce déni : une errance médicale pour les femmes atteintes d’endométriose. « On parle communément d’une femme sur dix diagnostiquée, mais, en réalité, ce sont probablement deux ou trois femmes sur dix qui sont concernées, du fait de cette période d’incertitude qui dure en moyenne sept ans, précise Yasmine Candau, présidente de l’association de patientes EndoFrance. Le problème, c’est qu’on a longtemps banalisé les douleurs menstruelles. Sous l’influence de l’adage biblique « Tu enfanteras dans la douleur », beaucoup considèrent selon la même logique qu’il est normal de souffrir pendant les règles. Certes, les contractions de l’utérus pour évacuer la muqueuse qui n’a pas accueilli d’embryon provoquent une douleur, mais, lorsque celle-ci résiste aux antalgiques de premier niveau et envahit le quotidien, il n’y a plus lieu de la considérer comme normale ».

 

Portrait de Yasmine Candau, présidente de l’association de patientes EndoFrance.
Yasmine Candau, présidente de l’association de patientes EndoFrance ©Lyv 2022 Thomas Decamps

C’est contre cette banalisation que se mobilise EndoFrance. « Ce qui n’aide pas, c’est que l’endométriose est considérée comme une maladie bénigne. Ses conséquences sont extrêmement invalidantes mais elle n’engage pas le pronostic vital. Il y a donc un manque de moyens pour financer une recherche spécifique et, globalement, trop peu d’intérêt pour le sujet », déplore cette représentante des patientes.

 

La formation est pourtant indispensable pour savoir repérer des lésions parfois à peine décelables sur les examens d’imagerie. Face à des clichés difficiles à interpréter, de nombreuses femmes s’entendent affirmer, malgré les douleurs, qu’elles ne sont pas malades…ou seulement dans leur tête.

Un effort de recherche permettrait de mieux comprendre les ressorts de cette pathologie protéiforme. «Avec la stratégie nationale, on s’attendait à un budget de 20 millions d’euros sur cinq ans, avant de réaliser qu’il s’agissait d’un programme de recherche plus large intitulé Santé des femmes, santé des couples, dénonce Yasmine Candau. Cette militante associative salue tout de même la publication en 2020 de l’arrêté intégrant l’endométriose dans les études médicales de second cycle…dix-sept ans après le premier courrier des associations de patientes réclamant cette disposition.

Une rééducation moins ambitieuse

Au-delà des aspects budgétaires, les inégalités de santé liées au genre sont lourdes de conséquences dans le parcours de vie des femmes. Dans ses travaux, la sociologue Muriel Darmon, directrice de recherche au CNRS, a observé que non seulement les accidents vasculaires cérébraux (AVC) des femmes sont plus graves que ceux des hommes, mais, surtout, que ces dernières récupèrent moins bien.

Une donnée qui peut étonner au premier abord, les femmes étant très bien informées sur les symptômes de l’AVC. « Elles constituent de très bons témoins de l’AVC de leur conjoint. Elles identifient très bien leurs manifestations et déclenchent rapidement les secours. L’inverse n’est pas vrai. D’abord parce qu’aux âges avancés où elles font des AVC, elles sont plus souvent veuves, du fait de la mortalité différentielle des hommes et des femmes. Et, même lorsque l’AVC survient en présence de leur conjoint, celui-ci ne fait pas un aussi bon témoin », observe Muriel Darmon.

La sociologue cite également l’histoire de cette jeune mère de famille qui, devant les premiers symptômes, a d’abord pensé à se laver les cheveux et se raser les jambes, dans l’idée de présenter aux soignants un corps féminin socialement acceptable, puis à appeler ses parents pour leur confier son bébé avant de se rendre aux urgences. « On voit bien à travers ce cas que le rapport des femmes à leur corps et à leur propre santé est susceptible de nuire à leur prise en charge. Cela explique notamment pourquoi leur délai d’arrivée aux urgences est jusqu’à trois fois supérieur. Donc avec des AVC aggravés et une mortalité supérieure ».

Autre distorsion observée : avec le même type d’AVC, et la même gravité, les femmes bénéficient moins de la rééducation hospitalière. « Non

Muriel Darmon, sociologue, directrice de recherche au CNRS.
Muriel Darmon, sociologue, directrice de recherche au CNRS.

pas qu’elles soient moins bien prises en charge ou qu’elles se heurtent à un sexisme médical, mais il y a une représentation collective partagée par la patiente, les professionnels et les proches, qui aboutit à une moins grande ambition pour la rééducation féminine », poursuit Muriel Darmon. Lorsque les patientes sont consultées sur les capacités qu’elles souhaitent travailler, elles concentrent leurs objectifs sur des rôles traditionnellement dévolus aux femmes, parmi lesquels l’attention aux proches ou les tâches domestiques, et moins souvent sur la conduite ou le travail, qu’elles reprennent moins fréquemment que les hommes, à gravité égale.

Ainsi, beaucoup de temps et d’énergie peuvent être consacrés à des récupérations esthétiques. « C’est rarement une demande des hommes, alors que l’AVC entame de la même manière leur capital esthétique », note Muriel Darmon, qui confirme « une définition très genrée du niveau de gravité des pertes ». Enfin, les femmes ont tendance à écourter leur rééducation, au motif que leur famille a besoin d’elles à la maison, tandis que les hommes la prolongent pour en tirer le maximum de bénéfices.

Pénibilités spécifiques

En matière de santé au travail aussi, le genre est un déterminant majeur des inégalités constatées. Epidémiologiste à l’Institut national d’études démographiques (Ined), Emilie Counil a étudié les mécanismes d’invisibilisation des femmes dans la recherche sur les cancers d’origine professionnelle entre 2003 et 2014. Sur cette période, l’augmentation de la survenue des cancers du poumon chez les femmes a été corrélée à une hausse du tabagisme. Mais on a peu évoqué les facteurs professionnels comme ayant pu y contribuer.

Emilie Counil, épidémiologiste à l’Institut national d’études démographiques (Ined).
Emilie Counil, épidémiologiste à l’Institut national d’études démographiques. ©Ined/Colette Confortes

Or, en milieu professionnel, de nombreux cancérogènes, comme certains agents chimiques mais aussi les fibres, les poussières ou les radiations ionisantes sont associés à un risque accru de cancer du poumon, notamment dans des secteurs où les femmes sont présentes. Mais ces dernières ont été incluses a minima dans les enquêtes internationales, ou avec des ratios hommes-femmes très déséquilibrés en faveur des hommes.

En outre, les outils employés pour reconstituer leurs expositions étaient peu adaptés aux situations de travail vécues par les femmes. « Ils ont été construits pour décrire des situations de travail typiquement masculines, et, à poste de travail égal, ils ne tiennent pas compte des différences de tâches effectuées par les hommes et les femmes, fait valoir la chercheuse. Par exemple, dans le secteur du nettoyage, les tâches lourdes avec des brosses rotatives sont confiées aux hommes, alors que les femmes vont plutôt nettoyer des surfaces à l’aide d’équipements plus simples, mais qui peuvent, eux aussi, supposer des postures pénibles et des gestes répétitifs. » Autant de pénibilités spécifiques gommées par une approche moyennante par le libellé de poste.

Résultat de cette invisibilisation : une moindre connaissance des risques encourus par les femmes au travail, donc une moindre attention portée à ceux-ci dans les politiques publiques et les programmes de prévention, et, in fine, des inégalités en termes de réparation.

« Du fait de leurs parcours professionnels plus hachés, les femmes présentent des expositions plus courtes et plus variées : elles peuvent avoir été exposées à un peu d’amiante, un peu de plomb, ou un peu d’hydrocarbures aromatiques polycycliques, ce qui ne leur permet pas d’atteindre les seuils requis pour la présomption d’imputabilité dans la reconnaissance en maladie professionnelle », détaille Emilie Counil. Car les tableaux de maladies professionnelles ont été conçus sur le modèle d’un ouvrier de l’industrie qui travaille de manière stable toute sa carrière dans un type d’activité prédominant.

Combattre les biais de genre

Pour tordre le cou aux biais de genre, plusieurs pistes sont à creuser. A commencer par la formation des médecins, initiale et continue. Avec une particularité à prendre en compte : « En l’absence de programme national pour les études de médecine, si on veut que les choses changent, il faudrait faire en sorte que cette thématique intervienne au niveau du seul examen au cours duquel tous les étudiants se mesurent les uns aux autres : l’examen classant national », pointe Muriel Salle

Former les médecins, c’est aussi le credo de Yasmine Candau, qui mentionne l’existence, depuis 2019, de diplômes inter-universitaires dédiés à l’endométriose notamment à Lyon, Lille et Bordeaux. Son association intervient dans ces cursus pour porter la voix des patientes.

« Il faut faire en sorte que la question du genre infuse dans les politiques publiques et les programmes de prévention, afin de ne pas reproduire les discriminations, préconise Muriel Darmon. Ainsi, des messages de santé publique incitant les hommes à prêter davantage attention aux symptômes féminins pourraient réduire le délai d’arrivée aux urgences des femmes victimes d’accidents cardiovasculaires. »Autre levier : consolider les passerelles entre les sciences sociales, qui portent ces réflexions sur les inégalités de genre, et la médecine (lire encadré ci-dessous). « Il faudrait créer des occasions pour partager nos outils », propose Muriel Salle, qui perçoit toujours « un déficit de légitimité des sciences sociales au regard des travaux en biomédecine ».

Pour Emilie Counil aussi, l’interdisciplinarité est une voie à creuser « Moi qui viens de l’épidémiologie, c’est en travaillant avec des sociologues, que j’ai pu corriger certains biais dans les pratiques de ma discipline ». Un maillage incontournable pour faire de la lutte contre les inégalités de genre une priorité de santé publique.

Intersectionnalité : plus qu’une affaire de biologie

Des inégalités sociales de santé s’observent de la petite enfance à l’âge adulte. Pour comprendre comment celles-ci se construisent socialement, un courant de recherche émerge en Europe et en France, avec une démarche d’intersectionnalité.

Il s’agit d’appréhender les questions de santé en tenant compte à la fois du sexe biologique, du genre, du niveau socio-économique et de l’origine ethnique. Un ensemble de facteurs qui influencent le rapport au corps et le recours aux soins. C’est le parti pris du projet Gendhi (Gender and health inequalities), coordonné par Nathalie Bajos et Michelle Kelly-Irving (Inserm), Muriel Darmon (CNRS) et Pierre-Yves Geoffard (PSE-Ecole d’économie de Paris).

Ce groupe multidisciplinaire a démarré ses travaux en 2020, dans l’idée d’améliorer les pratiques de médecine et de recherche en se concentrant sur des maladies fréquentes susceptibles de favoriser l’expression de biais de genre :  les pathologies cardiovasculaires, la dépression, les démences de type Alzheimer, le cancer colorectal, et la Covid-19. « Elles ont été choisies sur la base des différences de diagnostic entre les sexes (infarctus du myocarde sous-diagnostiqué chez les femmes, dépression sous-diagnostiquée chez les hommes) et de différences de traitement entre les sexes ou de mortalité », précisent les chercheurs.

Financé par l’Union européenne, ce programme associe des sociologues, des épidémiologistes et des économistes mais aussi des médecins, des biologistes et des patients.