Les yeux rivés sur l’écran d’ordinateur, Loïc Cadet-Marthe écoute attentivement son néphrologue, le Dr Gillian Divard, sur l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) pour mieux diagnostiquer les risques de rejet de greffe de rein. Ce patient de 36 ans est suivi au sein du service de néphrologie-transplantations de l’hôpital Saint-Louis, situé dans le 10e arrondissement de Paris, où il bénéficie de cette pratique médicale innovante depuis plus d’un an.

« J’ai été greffé ici le 31 juillet 2022. Même s’il y a une petite appréhension à chaque rendez-vous, tout va bien, témoigne Loïc, venu spécialement du département de l’Oise ce jeudi matin. J’apprécie d’avoir un médecin qui s’intéresse aux nouvelles technologies pour améliorer la prise en charge et qui communique facilement avec moi à distance, en dehors de mes consultations à l’hôpital. »

« Depuis 2022, plusieurs centaines de patients par an bénéficient du Banff automation system. Ce logiciel permet d’obtenir un diagnostic automatisé à partir de la description d’une biopsie du greffon, dans le but d’optimiser leur traitement antirejet », explique le Dr Gillian Divard, membre de l’équipe de recherche de l’université Paris Cité, de l’Inserm et de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), ayant mis au point cet algorithme. « C’est un bel outil qui aide à préserver le greffon », indique Loïc Cadet-Marthe, tout en évoquant les longues séances de dialyse avant sa greffe.

 Diagnostic en moins d’une seconde

« L’idée consiste à disposer d’une médecine de précision qui prenne en compte tous les éléments de la classification de Banff, y compris les plus récents. Utilisée depuis plus de trente ans pour diagnostiquer le rejet de greffe et mise à jour tous les deux ans, cette classification s’est extrêmement complexifiée au fil du temps, ce qui peut désormais engendrer des erreurs humaines », ajoute le Dr Gillian Divard, motivé par la recherche appliquée pour en voir l’aboutissement concret auprès des patients.

Grâce à ce logiciel, le praticien dispose d’une aide à la décision. Il lui suffit de renseigner les données médicales du patient par plusieurs menus déroulants. « En une moins d’une seconde, la machine interprète les informations et fournit un diagnostic précis, sous la forme d’un arbre décisionnel », poursuit le néphrologue.

« Tout est complémentaire et stocké dans l’algorithme. Par exemple, nous renseignons les composants histologiques, autrement dit les résultats de la biopsie du rein lue au microscope par un anatomopathologiste, ainsi que des données immunologiques, c’est-à dire l’analyse des anticorps dirigés contre le greffon, détaille-t-il. Nous intégrons aussi la biologie moléculaire qui étudie plus finement d’éventuelles altérations des tissus. Des analyses transcriptomiques permettent d’étudier l’expression des gènes via les molécules d’ARN et de déceler ce qui demeure invisible à l’œil nu pour l’anatomopathologiste. »

« Un outil compagnon »

Pour mieux comprendre la genèse de cet algorithme, rendez-vous à l’Institut de transplantation de Paris. Sur place, certains s’attèlent à quantifier l’ARN d’une biopsie, quand d’autres excellent en codage pour donner vie à l’IA. C’est ici que le Pr Alexandre Loupy dirige l’équipe de recherche multidisciplinaire. Néphrologue à l’hôpital Necker, ce scientifique a eu l’idée de créer le Banff automation system dès 2018.

« L’équipe composée de médecins, d’anatomopathologistes, d’immunologistes, ou encore de mathématiciens, a travaillé quatre ans main dans la main pour automatiser le diagnostic du rejet d’organes en transplantation rénale, rappelle le Pr Loupy. Nous avons réussi à montrer que notre outil constituait une aide à la décision pour les médecins qui, au quotidien, effectuent des diagnostics compliqués. Cela nous a permis de publier un article dans la prestigieuse revue scientifique Nature Medecine. »

« Nous avons constaté qu’environ 40% des diagnostics de rejet étaient erronés du fait de la multitude de données médicales à prendre en compte. Le logiciel corrige ces diagnostics en appliquant mécaniquement la classification de Banff », complète le néphrologue Valentin Goutaudier, médecin chercheur au sein de cette unité. « En cas de diagnostic erroné, un patient risque d’être traité par excès pour un rejet de greffe ou, au contraire, ne pas être traité alors qu’il devrait l’être. Avec cet outil compagnon, l’objectif est de donner au patient le bon diagnostic et le bon traitement immunosuppresseur pour prolonger la longévité des greffons. Il s’agit d’une priorité de santé publique en France, en Europe et dans le monde, compte tenu des pénuries de dons d’organes », déclare le Pr Alexandre Loupy.

Codage par étapes

Avant de parvenir à l’automatisation du diagnostic, l’équipe a procédé par étapes. « Dans un premier temps, notre consortium d’experts a collaboré étroitement pour déchiffrer de manière exhaustive les règles complexes de la classification de Banff », se souvient Daniel Yoo, data scientist et ingénieur en apprentissage automatique. « Cette phase a abouti à un pseudocode, une sorte de forme transitionnelle précédant le codage, afin que les data scientists comprennent exactement tout ce qu’il fallait coder », renchérit Valentin Goutaudier.

« L’algorithme a ensuite subi plusieurs itérations de retour d’information pour améliorer sa robustesse et sa rigueur », souligne Daniel Yoo, qui effectuait son service militaire en Corée du Sud lorsque le Pr Loupy l’a contacté pour commencer l’aventure. Ils s’étaient rencontrés au Canada, en 2015, tandis que le data scientist était employé chez Transcriptome Sciences Inc., une société de recherche de l’université d’Alberta.

L’application a ensuite été testée à l’hôpital Necker, hôpital où exerçait auparavant le Dr Divard : « Toutes les biopsies étaient interprétées à la fois par la machine et par les médecins experts en vue de comparer les résultats. » « Aujourd’hui, Necker, Saint-Louis et l’hôpital Cedars-Sinai de Los Angeles, utilisent l’algorithme. Petit à petit, nous souhaitons le déployer dans d’autres services, comme prochainement au CHU de Tours », indique Valentin Goutaudier. « Savoir que cette recherche intègre déjà le soin courant s’avère très gratifiant pour notre équipe, car cela arrive assez rarement, admet le Pr Loupy. Notre enjeu : la proposer au plus grand nombre de médecins et de patients, mais la route est encore longue. »

Perspectives d’avenir

D’ores et déjà, les perspectives d’avenir s’annoncent prometteuses. La Fondation de Banff a approuvé l’application et décidé de la télécharger sur son site Internet. « La société internationale de transplantation incite également à son usage pour améliorer le diagnostic, se réjouit le Pr Loupy. Les sociétés savantes américaines, européennes et internationales ont approuvé notre travail. »

Une des raisons de cette réussite : « L’équipe de recherche a prouvé que le concept et la problématique de diagnostic de précision est extrapolable dans d’autres spécialités, comme par exemple l’oncologie ou la cardiologie », note le Dr Divard. A l’Institut de transplantation de Paris, plusieurs projets sont d’ailleurs en cours pour mieux comprendre les rejets de greffe de rein, de cœur, de foie ou de poumon. Enfin, ces chercheurs étudient « la possibilité d’utiliser l’algorithme de Banff dans les essais cliniques pour standardiser le diagnostic du rejet dans les études de nouveaux médicaments », conclut le Dr Valentin Goutaudier.