Y a-t-il un lien entre crises sanitaires et complotisme ?

Rudy Reichstadt – Les épidémies, comme souvent les événements tragiques, s’accompagnent de recherche de sens : on attribue ce qui arrive à une volonté extérieure, on cherche des boucs émissaires… Durant la peste noire, on a accusé les Juifs d’empoisonner les puits.

Dans les années 1980, l’apparition du sida, parce que cette maladie mal connue touchait une population noire, homosexuelle ou pauvre, s’est accompagnée d’une rumeur amplifiée par le KGB, selon laquelle il s’agirait d’une arme homophobe fabriquée dans des laboratoires militaires américains.

Lorsque la Covid-19 est arrivée, c’est sans surprise que l’on a vu surgir de grands thèmes d’accusation. Et cela instantanément : du révisionnisme en temps réel ! Dès le premier jour, on a accusé le gouvernement chinois, ou, au contraire, les Etats-Unis, qui auraient développé ce virus pour nuire à la Chine, mais aussi Big Pharma, et enfin Bill Gates, dont la figure a cristallisé la détestation d’une grande partie de la complosphère.

 

Comment se construisent ces récits ?

R. R. – Ils apparaissent dans le sillage d’épisodes marquants qui nous concernent tous et peuvent faire l’objet d’une instrumentalisation politique. Il suffit d’ajouter un grand méchant, et de monter en épingle des éléments mal compris, en soulignant leur caractère troublant. On joue sur les limites de l’intelligence cognitive et sur des peurs primales. Les situations d’anxiété et de perte de contrôle favorisent l’adhésion à ces théories du complot, qui deviennent paradoxalement un moyen de se rassurer.

On se donne l’illusion qu’il suffirait de se débarrasser d’une poignée de puissants maléfiques pour éliminer le problème. Ces croyances s’appuient sur des faits réels, mais leur toxicité provient du fait qu’elles vont tisser ensemble des éléments existants et des affirmations invérifiables, fausses, ou spéculatives.

 

Par exemple ?

R. R. – La « dépopulation », l’idée que les élites mondiales voudraient supprimer une partie de la population jugée trop nombreuse : un mythe qui a plus de cinquante ans. Chaque opportunité d’échafauder une théorie qui confirme ce fantasme, et qui, en retour, va elle-même prendre place dans un grand récit, lui apporte du carburant. De même, le « Great Reset », formule marketing de membres du Forum économique mondial de Davos pour désigner une manière de penser le monde d’après, est devenu, pour les complotistes, la première étape d’un « nouvel ordre mondial » orchestré par les élites.

Les réseaux sociaux amplifient-ils le complotisme ?

R. R. – Le triptyque « haut-débit,réseaux sociaux, smartphones », a redistribué les cartes en matière de circulation des croyances complotistes. Elles sont sorties de la marginalité dans laquelle elles étaient cantonnées. Sur les réseaux sociaux, les influenceurs complotistes ne sont pas numériquement plus nombreux mais ils sont plus actifs. Il y a de leur part une certaine forme de sincérité, ce qui n’exclut pas une grande perversité. Ils se nourrissent d’un analphabétisme politique et tirent profit d’un recul de la culture scientifique, qui fait confondre le doute méthodique et la suspicion.

Ces croyances ne sont-elles pas le fruit d’un sentiment que les puissants nous mentent ?

R. R. – Rien ne justifie que, par allergie au mensonge, on aille s’abreuver à des sources encore plus manipulatrices. Je ne dis pas que les autorités, la presse, la communauté scientifique sont exemptes de tout reproche. Mais envisager le complotisme comme une simple réaction à cela est une erreur d’analyse majeure.

Cela revient à dire que, si le complotisme existe, c’est parce qu’on n’aurait jamais autant menti. Mais en fait, c’est le contraire ! On n’a jamais été dans une société aussi transparente, avec autant de moyens de savoir ce qui s’y passe. L’histoire nous enseigne d’ailleurs que l’on peut croire en des choses dépourvues de toute base factuelle. Ainsi, Les Protocoles des Sages de Sion, présenté comme un plan secret des Juifs pour dominer le monde, a eu un rôle considérable dans l’antisémitisme moderne, alors qu’il a été prouvé sans l’ombre d’un doute que c’est un faux document !

 

Quel est le danger des fausses informations ?

R. R. – On dit des complotistes qu’ils soulèvent de vraies questions. C’est faux : ils apportent beaucoup de confusion ! Les questions légitimes qu’ils évoquent, par exemple sur la gestion de l’épidémie, ont déjà été posées. Je ne crois pas que la presse ait escamoté les sujets sur la stratégie face à la crise du coronavirus, le maintien du premier tour des municipales, les masques… : tout ceci relève de la critique saine dans une démocratie. Là où il y a un vrai danger pour le débat démocratique, c’est lorsque l’on ne partage plus la même réalité au point de ne plus pouvoir se parler. Si on ne peut plus définir ensemble le bien commun, alors on se combat ! C’est ce qui s’est passé au Capitole le 6 janvier, avec des électeurs chauffés à blanc par un leader populiste, qui a perdu la présidentielle, et qui le sait, mais qui les persuade qu’on leur a volé le scrutin. Résultat : cinq morts ! Le complotisme n’est pas un phénomène folklorique innocent à prendre à la légère.

Comment lutter contre cela ?

R. R. – En mettant l’accent sur l’éducation aux médias : comprendre ce qu’est une source d’information fiable, apprendre à reconnaître les sophismes. Il faut aussi réguler les réseaux sociaux, qui ont une responsabilité sociale considérable : on sait que les algorithmes de YouTube favorisent les contenus sensationnalistes et donc les productions complotistes.

Il y a, en outre, l’idée qu’étant sur le Net, ces plateformes devraient bénéficier d’une sorte de privilège d’extraterritorialité juridique. C’est à nous de savoir si nous voulons que nos lois s’appliquent ou pas sur notre territoire. Une position se dessine au niveau européen, mais elle a tardé. Mark Zuckerberg lui-même a évolué sur le sujet, ce qui veut dire, finalement, que nous sommes suspendus aux évolutions de l’opinion personnelle du patron d’une compagnie privée : ce n’est pas normal ! C’est à la démocratie de régler ces questions et d’imposer des mesures de régulation, puisque, de toute évidence, les plateformes y sont réticentes.