Afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre, responsables du dérèglement climatique, il faudrait, selon vous, que les politiques publiques cessent de s’appuyer sur ce repère économique qu’est la croissance du produit intérieur brut. Comment envisager cet abandon, de surcroît à l’échelle mondiale, sachant que le productivisme et le capitalisme sont les modèles dominants ?

Eloi Laurent – Ce n’est pas que moi qui le dis : le rapport AR6 du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, le Giec, publié en août 2021, suggère dans le scénario SSP1 une évolution vers un monde dans lequel « l’accent mis sur la croissance économique bascule en faveur du bien-être humain ». C’est également la position adoptée récemment par l’Agence européenne pour l’environnement. Pour sortir de la croissance, comme je le propose, il faut non seulement démythifier la croissance, mais surtout proposer des récits alternatifs, comme la « pleine santé », et des moyens institutionnels concrets pour les mettre en œuvre, comme les « budgets de bien-être ». C’est ce à quoi nous travaillons dans le cadre de la Wellbeing Economy Alliance, qui a notamment permis à des pays pionniers comme la Nouvelle-Zélande ou la Finlande d’avancer dans cette voie de l’économie du bien-être.

Parallèlement à ces démarches, vous préconisez l’instauration d’une « protection sociale-écologique » qui permettrait aux populations vulnérables de faire face aux risques écologiques. Comment imaginez-vous ce dispositif ?

E. L. – Je propose en effet de bâtir un Etat social-écologique libéré de la croissance et visant la « pleine santé ». Parce que les crises écologiques sont des risques sociaux qui appellent de nouvelles formes de protection collective, l’Etat social-écologique doit se constituer au début du XXIe siècle pour protéger le bien-être humain en mutualisant le risque écologique, comme l’a fait l’Etat providence avec succès depuis presque un siècle et demi face à tous les grands risques sociaux liés au travail : chômage, vieillesse, maladie, invalidité, etc.

Face aux chocs écologiques à répétition que nous subissons, l’impératif pour les politiques publiques est double : prévention et protection sociale-écologique, autrement dit mise en œuvre d’une politique des liens naturels et sociaux. C’est la santé comme boussole et comme bouclier au XXIe siècle.

Dans votre dernier ouvrage, vous soulignez que la santé des écosystèmes et la « pleine santé » des humains sont totalement liées. Comment s’articulent-elles l’une avec l’autre ?

E. L. – J’ai dessiné, pour représenter un futur désirable et possible, une « boucle sociale-écologique » dont les deux nœuds sont la « transition juste » et la « pleine santé ». Nous disposons d’innombrables études, dont je présente les conclusions en détail dans mon livre, qui montrent que la santé biologique comme mentale des humains dépend étroitement de celle des écosystèmes et de la biodiversité.

L’exemple le plus frappant pour la France est celui de la pollution de l’air, qui détruit les systèmes respiratoires mais aussi cérébraux, et cause probablement 100 000 morts prématurés par an, c’est-à-dire 15 % du nombre total de décès, avec des comorbidités qui se révèlent fatales face à des maladies infectieuses comme la Covid-19. Il y a, bien entendu, quantité d’autres exemples, à commencer par l’alimentation.

Pensez-vous que les Etats sont disposés à réformer leur économie et leur fonctionnement à la faveur de la transition climatique ? Si non, comment les y inciter ?

E. L. –  Il faut travailler à la fois sur les institutions et les imaginaires pour changer les comportements et les attitudes. Mais il n’y a pas que les Etats qui comptent dans cette transition du bien-être : l’Union européenne est en train d’opérer une révolution écologique, et partout en France, des initiatives locales et territoriales voient le jour. Il faut être aveugle pour ne pas voir que notre modèle économique est complètement dépassé au XXIe siècle !

Quand on ouvre les yeux, la santé apparaît comme la clé du développement humain sous contrainte écologique, parce que c’est l’interface entre systèmes humains et écosystèmes. La « pleine santé », comme on parlait au XXe siècle de plein emploi, c’est une santé humaine comprise dans toutes ses ramifications et implications : santé physique, santé psychique, liens sociaux, bonheur, inégalités sociales de santé, santé environnementale, inégalités environnementales, bienfaits des écosystèmes… Elle est individuelle et collective, physique et mentale, humaine et écologique.

La « pleine santé » s’entend donc comme la santé d’une humanité pleinement consciente de l’importance vitale de son environnement, et dont les systèmes économiques n’ont de sens et d’avenir qu’encastrés dans la biosphère qui leur a donné la vie, les nourrit et les emportera dans sa chute, si elle devait advenir. Je ne vois pas d’incitation plus forte à agir.