« Réduire le genre aux organes sexuels est discriminant »
Certaines personnes ne se reconnaissent pas dans un système binaire femme/homme, rappelle Arnaud Alessandrin, sociologue spécialiste des questions de genre, de santé et de discrimination. En réduisant le corps à des organes sexuels féminins ou masculins, des soignants créent des situations discriminatoires.
Quelles sont les principales constructions genrées en santé ?
Arnaud Alessandrin – La construction genrée débute dès l’enfance, avec une socialisation différenciée entre les filles et les garçons. Jouer à la poupée ou au football ne sont pas que des passions individuelles ou des effets de mode. Ce développement psychique induit des comportements très spécifiques à l’adolescence ou à l’âge adulte, dont le soin est l’une des résultantes. La socialisation différenciée octroie aux femmes des habiletés sociales qui les incitent à se soucier d’elles et des autres. On pourrait même parler de pesanteurs sociales. Inconsciemment, elles intègrent un ensemble d’émotions et de subjectivités, propres à ce que la société attend du statut féminin.
Y compris au sein des populations précaires, où les pratiques préventives diminuent, les femmes sont plus attentives que les hommes. Elles respectent mieux les ordonnances et les conseils des médecins, annulent moins de rendez-vous et posent plus de questions pour elles ou leurs proches. Mais les anthropologues et les sociologues de la santé observent des contre-exemples, notamment parmi les hommes homosexuels. La communauté gay a été historiquement socialisée à faire attention à ses pratiques de santé sexuelle.
Comment les soignants appréhendent-ils le genre ?
A. A – Comme beaucoup de gens, certains soignants ont la conviction que l’on naît garçon ou fille, car la nature l’a voulu ainsi. Des professionnels de santé réduisent donc le genre aux organes féminins ou masculins. Par exemple, chez les femmes, le féminin se révèle à travers une poitrine, un clitoris ou un utérus. En sociologie, on appelle cela la naturalisation du genre.
Réduire le genre aux organes sexuels est discriminant. Ces soignants oublient les personnes qui ne se reconnaissent pas dans un système binaire femme/homme : personnes homosexuelles, transgenres, intersexes… Il est réducteur de penser que se sentir femme ou homme, se sentir masculin ou masculine, féminine ou féminin, résulte de la seule présence ou absence de pénis, de poitrine, etc. Cette vision a un impact sur les relations humaines, à l’instar des relations soignants/soignés.
Quel est l’impact sur les soins ?
A. A – L’hypoconscientisation du corps médical en matière de genre entraîne des discriminations et des violences. Le non-verbal joue un rôle considérable, via des non-dits, des gestes ou petits regards. Des associations féministes ou LGBTQI+ ont d’ailleurs créé des listes communautaires de médecins censés être plus « friendly » et accueillants. Plusieurs hashtags #MeToo dénoncent également les violences sexistes subies en milieu médical.
De nombreuses inégalités en matière d’offre de santé découlent des représentations des médecins. Leurs stéréotypes sont perfusés par les inégalités de genre ! J’ai étudié la bariatrie [le soin aux personnes souffrant d’obésité, ndlr] avec l’anthropologue Marielle Toulze. Tandis que les hommes sont majoritairement obèses, plus de 80% des opérations bariatriques concernent la population féminine. Plus souvent victime de grossophobie, la femme semble destinée à se faire opérer pour maigrir. Chez l’homme, un régime ou du sport suffirait… Et après, rien de grave s’il lui reste un peu d’embonpoint ! Avant l’intervention chirurgicale, le suivi des diététiciens ou des psychologues reproduit ce schéma.
La qualité du suivi s’en ressent ?
A. A – Bien sûr. Des inégalités émanant directement des interactions de soins avec les soignants ont aussi une incidence sur la qualité du suivi. L’attention accordée en consultation en fait partie. La sociologue Anastasia Meidani et moi-même avons mené des travaux en cancérologie. Quand les femmes témoignent de souffrances à la suite de chimiothérapies, les médecins apparaissent plus réceptifs. L’idée qu’une femme se plaigne et qu’un homme taise sa douleur est ancrée dans les esprits.
Nous avons relevé d’autres disparités dans une étude sur la prise en charge des traumatismes crâniens et des AVC. Si une femme contacte le Samu pour une suspicion d’AVC, on lui répond parfois au mépris de sa symptomatologie. Certaines signalent des propos tels que « reposez-vous », « calmez-vous », « prenez un doliprane ». Lorsqu’un homme manifeste des symptômes identiques, l’intervention est plus rapide.
La société doit-elle se défaire d’une approche binaire ?
A. A – Avant d’affirmer qu’il faut parler de genre et pas de sexe, on préconise une approche féministe et égalitaire. Cette démarche se veut non-sexiste et non-discriminante, à la fois en termes de budgets, de postes et d’attention accordée, tant au niveau scientifique que médiatique.
La dichotomie entre les femmes et les hommes est déjà extrêmement interrogée sur le plan scientifique. En endocrinologie, les recherches réfutent le fantasme général qu’il y aurait énormément de testostérone chez l’homme et, à l’opposé, aucune ou très peu chez la femme. En réalité, beaucoup de garçons ont les mêmes taux de testostérone que les filles, et inversement. Travailler sur le genre permet d’inclure plus que des femmes et des hommes. On prend en considération toutes les personnes LGBTQI+ qui ont un rapport au genre différent. Ces personnes ont autant le droit d’accéder à des services de santé que les autres patients. Elles ont le droit d’avoir un lien subjectif et émotionnel à la santé, et doivent pouvoir bénéficier de recherches sur leur parcours de soins.
Comment améliorer les parcours de santé ?
A. A – D’abord, il convient de ne pas enseigner la médecine uniquement en différenciant les hommes et les femmes. En 2020, la Haute Autorité de santé (HAS) a publié un rapport insistant sur la nécessité de former les professionnels de santé au genre. La formation initiale des médecins permettrait de détricoter des représentations et, ainsi, des pratiques inappropriées. Il suffirait de complexifier légèrement les enseignements actuels, sans forcément rajouter des heures au cursus de formation des étudiants. L’enjeu est de sensibiliser à la lutte contre les discriminations, à l’inclusion des femmes et des minorités de genre.
En matière de formation continue, des progrès ont émergé : des diplômes universitaires et des masters abordent les discriminations, les questions de transidentités, le féminisme et le droit des femmes. Auparavant, on ne parlait pas de ces sujets. La société doit poursuivre ces efforts.