Assurance : le défi des aléas climatiques
Tempêtes, inondations, sécheresses… Comment éviter que certaines zones deviennent inassurables face aux aléas du réchauffement climatique ? Cette question a fait l’objet d’un débat lors de la journée « Assurer pour le climat » organisée par l’Argus de l’assurance.
« Un monde 2°C plus chaud en 2050 signifie en réalité 3°C de plus en France car la hausse des températures est amplifiée au-dessus des continents. L’année record mesurée en 2022, avec des vagues de chaleur, sécheresses, pénuries d’approvisionnement en eau et incendies graves, deviendra donc une année moyenne », a déploré Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue et directrice de recherche CEA, le 16 novembre 2023, à Paris.
La coprésidente du groupe 1 du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), chargé d’analyser le changement climatique, s’est exprimée dans le cadre de la journée « Assurer pour le climat » organisée par l’Argus de l’assurance. « Je vous laisse imaginer ce que seront les années exceptionnelles dans les années 2050. L’enjeu est de s’y préparer », a lancé cette scientifique aux assureurs présents à la conférence « Le monde de demain, encore assurable ? Enjeux et perspectives d’une planète à +2°C ».
« Cat nat » : un régime protecteur mais déficitaire
Les sinistres liés au changement climatique, notamment les tempêtes et violents épisodes de grêle, ont coûté 10,6 milliards d’euros aux assureurs français en 2022. Selon France Assureurs, ce montant pourrait doubler d’ici 30 ans. A elle seules, les tempêtes Ciaran et Domingos ont occasionné 517 000 sinistres début novembre 2023, soit un coût de 1,3 milliard d’euros. Les experts notent une aggravation de l’intensité et de la fréquence de ces intempéries.
En cas d’événements climatiques exceptionnels, comme par exemple de fortes inondations ou d’intenses sécheresses, le régime des catastrophes naturelles, dit « cat nat », permet d’indemniser les personnes touchées. « Créé en 1982, ce régime protecteur nous est envié par les pays qui n’ont pas d’équivalent. D’année en année, il fait la preuve de son efficacité », a expliqué Pascal Demurger, directeur général de la mutuelle d’assurance Maif et coprésident d’Impact France, le mouvement des entreprises à impact social et écologique. « Mais est-il adapté au réchauffement climatique ? La réponse est clairement non », admet-t-il. A l’instar de France Assureurs, Pascal Demurger se déclare « très favorable » à l’augmentation des recettes de la caisse centrale de réassurance (CCR) pour sauvegarder ce régime déficitaire depuis 2015.
« C’est le moment de changer les logiciels »
« Les réassureurs ne sont pas très nombreux et les fonds propres pas très élevés. Qu’est-ce qu’on fait pour mettre en place un système plus résilient, sans arriver à une nationalisation généralisée ? Ouvrez les yeux ! », prévient Michel Lepetit, vice-président et cofondateur de The Shift Project, un think tank qui défend une économie libérée de la contrainte carbone. « Il ne s’agit pas d’une hausse tranquille et gentille des températures et des risques. Le secteur assurantiel doit bouger ! », insiste-t-il.
« En matière d’assurance dommages, la crise est grave, le système se prend un choc. C’est le moment de changer les logiciels », préconise Michel Lepetit. « Ce ne sont pas juste les impacts qui sont plus forts et les phénomènes plus fréquents, il y a la volatilité. Avant, les actuaires utilisaient les statistiques du passé pour le modèle stochastique. Ces données sont désormais insuffisantes pour extrapoler l’avenir », précise-t-il. « On n’a pas vu arriver la catastrophe actuelle de la réassurance », s’étonne-t-il. « Au moment de la COP 21, Henri de Castries disait qu’un monde à +4°C serait inassurable. Mais est-ce qu’un monde à +1,5° est réassurable ? Je dis non ! Pour l’instant, il ne l’est plus. A +1,1°C, on se pose déjà la question », constate Michel Lepetit.
Si la probabilité d’un monde à +4°C est la plus faible, « on ne peut toujours pas l’exclure », rappelle Valérie Masson-Delmotte. D’ailleurs, « c’est une réalité dans certaines zones, telles que la Californie, la Floride et même la Guadeloupe », souligne la membre du Haut Conseil pour le climat. Pour cette chercheuse, « chaque incrément de réchauffement acte des effets irréversibles à long terme ».
Mutualisation ou retrait du marché ?
La France compte plusieurs points chauds qui cumulent des facteurs générateurs d’impacts. Leurs conséquences affectent le climat méditerranéen, ainsi que les petites îles, les côtes sableuses ou les deltas, exposés à la montée du niveau de la mer. Les montagnes connaissent aussi un recul des lieux enneigés ou englacés. « Les glaciers des Alpes ont perdu 10% de leur volume en deux ans de vagues de chaleur, regrette Valérie Masson-Delmotte. Cela entraîne une baisse de l’approvisionnement en eau. »
Face à ces enjeux majeurs, Pascal Demurger plaide pour « une logique de coopération, de mutualisation du risque ». « Il existe trop d’intérêts divergents du fait de la concurrence, ce qui conduit à une impasse. Certains acteurs considèrent qu’ils peuvent, au moins à court terme, tirer leur épingle du jeu et gagner un peu plus d’argent que les autres s’ils sont les premiers à se retirer d’un marché », fustige le directeur général de la Maif.
« Si on n’enraye pas collectivement ce mouvement, tous les assureurs vont, contraints et forcés, se retirer de ces zones à risque qui représentent aujourd’hui 10 à 15% du territoire métropolitain, estime Pascal Demurger. Et dans quelques années, une partie importante de la population ne pourra plus s’assurer. Ce seront précisément les gens les plus exposés et les plus vulnérables. » Sur ce point, Valérie Masson-Delmotte craint « une explosion majeure des inégalités et de la pauvreté ».
Limiter l’impact du climat
Les entreprises ont un rôle à jouer dans le ralentissement du réchauffement climatique, en particulier à travers leur stratégie d’adaptation. « Nous avons créé un dividende écologique, c’est-à-dire que nous consacrons chaque année 10% de nos résultats à des actions principalement en faveur de la biodiversité », indique Pascal Demurger.
« Nous avons décidé de retirer totalement nos investissements des énergies fossiles, et à l’inverse, d’investir massivement dans les énergies renouvelables, poursuit le directeur général de la Maif, dont le siège social est chauffé par géothermie et est équipé de panneaux solaires. Aujourd’hui, l’impact de notre portefeuille d’investissement doit être à 1,8°C. On a vocation à se rapprocher de 1,5°C. ». Appelant les pouvoirs publics à soutenir davantage les entreprises engagées, ce responsable se réjouit que le label sur l’investissement socialement responsable (ISR) devienne plus exigeant.
Mieux reconstruire
« Tous les acteurs économiques devraient être contraints d’intégrer les connaissances sur l’évolution du climat et des aléas dans les outils de prise de décision. Il faudrait faire évoluer le cadre réglementaire pour avoir une trame d’adaptation », considère Valérie Masson-Delmotte. Cette scientifique prône également le développement d’une culture du risque et d’une approche de prévention.
Il convient notamment de généraliser les approches de Build Back Better, autrement dit, après un sinistre, mieux reconstruire face aux défis du changement climatique. « Actuellement, les contrats d’assurance constituent des freins énormes car ils demandent souvent de reconstruire à l’identique », déplore-t-elle. « L’adaptation est systémique : tout le secteur du bâtiment est concerné, tout comme celui de la santé et de l’agriculture, avec des interactions multiples », renchérit Michel Lepetit.
« Le premier défi consiste à être lucide sur notre vulnérabilité. En Europe, jusqu’à un certain nombre d’événements graves, il y avait une connaissance des aléas et de l’exposition mais une forme d’arrogance considérant que nous n’étions pas vulnérables », conclut Valérie Masson-Delmotte.